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PUBLICISTES DE LA FRANCE.

Carrel n’était pas fait pour le doute, quoique l’étendue et la souplesse de son intelligence lui permissent moins qu’à personne d’y échapper. Agir en liberté dans un petit coin du monde au profit d’une noble cause, lui semblait plus glorieux que spéculer dans un langage admirable sur les plus hautes notions de l’intelligence humaine. De quel œil d’envie ne suivait-il pas sur la carte de la Biscaye les campagnes furtives et les victoires à reculons de Zumalacarreguy ! Quelle gloire d’écrivain polémique et de chef de parti réduit à la presse pour tout champ de bataille, n’eût-il pas échangée contre la destinée de ce hardi partisan ? Organiser dans les montagnes une petite armée dévouée sous un drapeau populaire, et mourir à cette tâche après quelques beaux coups de main, en laissant la réputation d’un homme qui n’eût pas manqué à de plus grandes choses, lui paraissait le premier rôle dans notre Europe fatiguée de changemens.

On lui sut beaucoup de gré des éloges que le National donna au chef carliste en annonçant sa mort. L’admirable portrait que Carrel en fit n’était si vrai que parce qu’il avait rêvé, sous un drapeau meilleur, le rôle du chef biscayen.

Ce besoin d’agir, empêché et contrarié par de grandes lumières, et que ne tenta jamais la triste activité des échauffourées, était devenu peu à peu une inquiétude physique. Carrel la soulageait dans l’intérieur du National à en changer la direction matérielle et à administrer un peu au hasard et inutilement. Il la trompait sans cesse par des projets de toute sorte, embrassés avec ardeur et bientôt abandonnés. La plupart de ces projets étaient marqués de son grand sens ; mais comme les meilleurs, dans ce cercle si étroit, étaient trop peu importans pour le fixer, ce grand sens, en se refroidissant pour ce qu’il avait voulu si vivement, devenait du caprice. Dans sa maison, c’était le même goût du changement. Il n’y avait pas, m’a-t-on dit, un seul meuble à hauteur d’appui où il n’eût pris ses repas, repas modestes, courts et incommodes, comme dans un campement où on attend l’ennemi. Carrel ne pouvait pas prendre d’habitudes. Il se faisait suivre par ses meubles, ne pouvant se clouer où l’usage voulait qu’ils fussent placés.

Après tout, c’est là une maladie de l’ame ; et si ces caprices sont intéressans, c’est qu’ils peignent vivement l’anxiété d’un homme d’action enchaîné dans la spéculation, et que Carrel, d’ailleurs, ne se croyait pas extraordinaire, pour n’être pas homme d’habitudes dans les petites choses.

Rien ne m’a plus frappé, dans Carrel, en qui rien ne m’a paru