Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/24

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
REVUE DES DEUX MONDES.

qui avertissent ces hommes qu’ils en sont doués, et leur donnent naturellement l’idée de s’en servir pour leur avancement et leur crédit. Mais si elles perdent un peu de ce charme de s’ignorer, qui est la grâce particulière des vertus obscures, elles font plus d’honneur à l’homme, et sont d’un plus grand exemple. Aussi les admire-t-on plus que ces dernières, et les estime-t-on si difficiles, qu’on les dispense d’être accompagnées de ces petites qualités de détail qui font l’agrément du commerce privé.

Carrel, qui avait au plus haut degré ces grandes vertus, n’avait peut-être pas toutes les petites qualités de détail, ou plutôt ne les avait pas avec suite. Dans ces rapports de collaboration, qui sont si insignifians pour l’homme supérieur, mais d’où dépend quelquefois le repos de l’homme modeste qui traite avec lui, son instinct, d’ailleurs excellent, et ses impressions du moment, diverses comme les phases de sa fortune, le déterminaient plus que sa volonté. Cette force suprême ne descendait pas jusque-là, et demeurait sur les hauteurs de la vie publique et retentissante. Le caprice, qui semble être le repos des hommes occupés de grandes choses, et qui n’est encore qu’une espèce d’inquiétude ; le goût, dont l’équité est si fragile ; l’ennui d’un visage, soit nouveau, soit de tous les jours ; une prévention reçue légèrement, et transformée en jugement par ce penchant des hommes énergiques à croire que rien ne peut venir du dehors dans leur volonté ; la lassitude, le chagrin d’un échec dans la vie publique, et d’un nouvel ajournement des espérances, que sais-je ! peut-être un peu de cette malice humaine dont nous avons tous notre part, décidaient Carrel sans toutefois le lier ; car de la même main dont il avait fait la blessure, il la guérissait. Quelques-uns eurent à se plaindre de légers torts ; on les a vus parmi ceux qui ont le plus regretté sa perte, et qui ont pleuré le plus amèrement à ses funérailles. On en savait la cause ; et, après le premier étonnement, on reconnaissait qu’on n’avait pas eu le droit de l’avoir à soi tout entier. Personne, que je sache, ne proportionna son ressentiment aux contrariétés qu’il en put recevoir. On comprenait que, comme tous les hommes de qui beaucoup d’autres dépendent, Carrel pouvait causer un grand chagrin sans intention. Toutefois, comme le manque de suite dans les petites qualités est une faute, et que toute faute emporte sa peine, ceux qui n’avaient pas pu le fixer sur ce qui les touchait s’éloignaient sans cesser d’être amis, et se refroidissaient dans tout ce qui n’était ni l’admiration, ni l’estime profonde et sans restriction, ni l’aveu au dehors de son illustre amitié. On le traitait en homme