Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/562

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
558
REVUE DES DEUX MONDES.

tion de surprise plus violente que celle qui me rendit muet devant une telle demande. Quand je fus un peu remis de ma stupéfaction, je ne sais ce que je répondis, ma tête se troublait, et il m’était impossible d’avoir une idée juste. Tout ce que put faire mon bon sens naturel fut de repousser des honneurs trop lourds pour mon âge et pour mon inexpérience. Bianca insista. — Écoute, me dit-elle, je ne suis point heureuse. Mon enjouement couvre depuis long-temps des peines profondes ; et maintenant tu me vois malade, et ne pouvant plus dissimuler mon ennui. Ma position dans le monde est fausse et amère ; celle que je me suis faite vis-à-vis de moi-même est pire encore, et Dieu est mécontent de moi. Tu sais que je ne suis point de famille patricienne. Torquato Aldini m’épousa pour les grands biens que mon père avait amassés dans le commerce. Ce seigneur altier ne vit jamais en moi que l’instrument de sa fortune, il ne daigna jamais me traiter comme son égale ; quelques-uns de ses parens l’encourageaient dans cette ridicule et cruelle attitude de maître et de seigneur qu’il avait prise avec moi dès le premier jour ; les autres le blâmaient hautement de s’être mésallié pour payer ses dettes, et le traitaient froidement depuis son mariage. Après sa mort, tous refusèrent de me voir, et je me trouvai sans famille, car, en entrant dans celle d’un noble, je m’étais aliéné l’estime et l’affection de la mienne propre. J’avais épousé Torquato par amour, et ceux de mes parens qui ne me regardaient pas comme insensée, me croyaient imbue d’une sotte vanité et d’une basse ambition. Voilà pourquoi, malgré ma fortune, ma jeunesse, et un caractère serviable et inoffensif, tu vois que mes salons sont à peu près déserts et ma société fort restreinte. J’ai quelques excellens amis, et leur compagnie suffit à mon cœur. Mais je ne connais point l’enivrement du monde, et il ne m’a pas assez bien traitée pour que je lui fasse le sacrifice de mon bonheur. En t’épousant, je sais que je vais attirer sur moi, non plus seulement son indifférence, mais une malédiction irrévocable. Ne t’en effraie pas, tu vois que c’est de ma part un mince sacrifice.

— Mais pourquoi m’épouser ? repris-je. Pourquoi braver inutilement cette malédiction ? Puisque je n’ai pas besoin de votre fortune pour être heureux, puisque vous n’avez pas besoin d’un engagement solennel de ma part pour être bien sûre que je vous aimerai toujours ?

— Que tu sois mon mari ou mon amant, repartit Bianca, le monde ne le saura pas moins, et je n’en serai pas moins maudite et méprisée. Puisqu’il faut que d’une manière ou de l’autre ton amour me sépare entièrement du monde, je veux du moins me réconcilier avec