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fondément au genre humain un cachet d’uniformité et de monotonie. À force de mêler les peuples, à force d’abaisser les barrières qui séparent les empires des empires, les provinces des provinces, les campagnes des villes, et les classes des classes, on rend le genre humain de plus en plus égal et semblable à lui-même ; on efface ces différences dont quelques-unes, à coup sûr, étaient oppressives, mais qui emplissaient la vie d’animation, de variété, de poésie, d’illusions si vous voulez, mais enfin de charmes, plus encore, peut-être, pour les humbles qui se tenaient en bas, que pour le privilégié qui était en haut. À force de similitude et d’égalité, n’est-il pas à craindre que nous n’anéantissions la personnalité des individus sans laquelle il n’y a pas de liberté ? Ne mécanisons-nous pas la société, n’en faisons-nous pas une ruche ou un atelier, où chacun de nous sera réduit au rôle d’une navette allant et venant régulièrement du soir au matin, sous l’impulsion, toujours égale, d’une machine à vapeur ? En étouffant la vie sentimentale sous le faix du positivisme, ne tarissons-nous pas les deux plus abondantes sources des joies de ce monde, celles qui coulent pour tous, grands et puissans, riches et gueux, je veux dire la famille et l’amitié ? Et puis, ne rendons-nous pas le globe trop exigu pour notre espèce ? Le plus mince bourgeois ne s’y sentira-t-il pas bientôt à l’étroit, mal à l’aise, comme jadis le grand Alexandre ? Ne tuons-nous pas la patrie comme le scepticisme croyait avoir tué les rois et les dieux ?

C’est aux États-Unis que la civilisation s’est le plus librement développée, selon ses allures modernes. En parcourant ces vastes régions où l’homme a accumulé, en si peu d’années, tant de preuves de son génie créateur et de sa puissance sur la nature, qu’il a inondées comme par enchantement, par le moyen de ces magiques auxiliaires inconnus des peuples anciens, les chemins de fer, les canaux, les bateaux à vapeur, les banques, les journaux, les écoles primaires et le self-government[1], le voyageur se sent souvent saisi

  1. Les États-Unis ont débuté dans la carrière des travaux publics par le canal Érié, où le premier coup de pioche fut donné le 4 juillet 1817, Depuis lors ils ont exécuté trois mille lieues de canaux et de chemins de fer. C’est plus qu’il n’y en a dans l’Europe entière. Quant à la révolution qui en est résultée pour le pays, je laisserai parler un écrivain de Cincinnati :

    « J’ai vu le temps où la seule embarcation qui flottât sur l’Ohio était un simple canot, que poussaient en avant, au moyen de perches, deux personnes assises l’une à l’avant, l’autre à l’arrière.

    « J’ai vu le temps où l’introduction du bateau à quille, recouvert en planches, fut considérée comme une amélioration miraculeuse pour les jeunes états de l’Ouest.

    « Je me rappelle le temps où l’arrivée, à Pittsburg, d’un bateau canadien, ainsi que l’on