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peintures, ou dans les diligences bien suspendues d’un chemin de fer. Il y a cinquante-quatre lieues de New-York à Albany par l’Hudson ; j’ai fait dix fois ce trajet sur le North-America, ou dans les salons d’autres bateaux à vapeur non moins reluisans de luxe et de propreté, pour cinquante sous, c’est-à-dire à raison de moins d’un sou par lieue. Sur le chemin de fer de Belgique, on paie vingt sous pour franchir les onze lieues qui séparent Anvers de Bruxelles.

Tout cela est fort beau, sans doute ; tout cela sent la féerie ; Aladin, avec sa lampe merveilleuse, se serait cru extravagant d’en avoir seulement la pensée. Grace à ces facilités inouies, un jour, bientôt, les habitans de Paris pourront avoir un pied-à-terre sur le Bosphore, où, avant M. Conte, on ne pouvait se rendre en moins de quarante jours, une villa sur le plateau du Mexique, et les Marseillais une bastide, selon leur cœur, à Otaïti. Nos négocians de Bordeaux auront une ferme à coton en Géorgie, des champs de phormium-tenax dans la Nouvelle-Zélande, et des actions dans une mine de cuivre du Chili. Cinq ou six fois par an, par manière de dimanche, pour prendre l’air et se distraire, on ira inspecter de ses propres yeux ses affaires dans les quatre parties du monde. Les fashionables s’inviteront à une partie de chasse au tigre dans les jungles du Gange, comme aujourd’hui à une course au clocher en Angleterre ou à Chantilly. Mais aussi l’unité de la race humaine ne sera-t-elle pas alors tout autre chose qu’une opinion théorique ? Ne sera-ce pas un fait accompli ? À force d’être brassés ensemble, de se rapprocher de haut en bas et de bas en haut, les hommes ne deviendront-ils pas tous exactement à l’image les uns des autres, comme des plaques de cuivre estampillées au même emporte-pièce ? Avec les chemins de fer et la vapeur dans l’ordre matériel, avec l’imprimerie dans l’ordre intellectuel, la terre n’étant plus qu’un point, pourra-t-il, malgré la différence des climats, continuer à exister encore des provinces et des empires divers ? Les peuples se connaissant tous sur le bout du doigt, et les individus se sachant tous par cœur les uns les autres, n’arrivera-t-il pas alors qu’il n’y ait plus sur la terre qu’une loi, qu’une foi, qu’un roi, qu’une langue, et, qui plus est, parce qu’il faut tout prévoir, qu’un costume, qu’une cuisine, qu’une fashion ? Pour le coup, il n’y aurait plus moyen d’être Persan. La vie alors ne sera-t-elle pas au suprême degré uniforme, monotone, prosaïque, et partant ennuyeuse ?

Voilà des questions que déjà de bons esprits, en assez grand nombre, se posent tout bas au coin de leur feu. Voilà ce qui est vaguement senti par beaucoup d’autres, et ce qui les rend froids pour