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LES CÉSARS.

empereur on n’avait vu tant de repos, et une aussi paisible jouissance de son bien. C’étaient, dans toutes les villes, autels, victimes et sacrifices, hommes vêtus de blanc et couronnés de fleurs, jeux, concerts, festins, danses, courses de chevaux. Le riche et le pauvre, le noble et le plébéien, le maître et l’esclave, le créancier et le débiteur, se divertissaient ensemble comme au temps de Saturne. Cela dura sept mois. »

Caïus tomba malade, et le monde, ne sachant en quelles mains il allait passer, se désespéra. Tout fut en deuil ; on passait la nuit aux portes du palais ; des hommes vouaient leur vie pour la sienne. Jamais, pour un seul malade, il n’y eut une aussi vaste inquiétude. La maladie de Caïus fut comme celle de Louis XV ; le jour où tout un peuple lui donna le nom de bien-aimé, il cessa de le mériter.

Je me permets de croire aussi qu’il en devint fou. Dès son enfance, il avait été sujet à l’épilepsie ; c’était, au moral et au physique, une organisation toute discordante, souffrant les plus grandes fatigues et d’autres fois ne pouvant se soutenir, avouant même un germe de folie et songeant à s’enfermer pour prendre de l’ellébore ; organisation à la fois terrible et maladive, dormant à peine trois heures d’un sommeil troublé par des apparitions et des rêves, passant la nuit à se promener sous de vastes portiques, attendant le jour, l’invoquant et l’appelant à haute voix.

Et puis il faut songer à ce que devait être pour un homme jeune, pour une imagination ardente et gigantesque au milieu de sa barbarie, pour une tête fatiguée par sa vie de dissimulation sous Tibère, et par le danger perpétuel dans lequel il avait vécu, l’étrange position d’un empereur romain ; l’empire était quelque chose de trop nouveau pour que personne, pas même un césar, se fût familiarisé avec la pensée de mener l’univers entier comme un troupeau. Le gouvernement du monde dans une seule main ! l’Europe et tout ce qu’on connaissait de l’Asie et de l’Afrique, en un mot tout ce qui n’était pas barbare, c’est-à-dire aux trois quarts inconnu, — par-dessus tout cela l’énorme cité de Rome avec ses trois millions d’habitans, ses pontifes, ses monumens, le tourbillon de sa vie, — vingt-cinq légions qui n’étaient que l’élite de l’immense armée que levaient toutes les nations et toutes les villes, des flottes sur toutes les mers, un revenu sans bornes, puisque les impôts étaient sans limite, ajouté aux cinq cent vingt-trois millions qu’à travers ses proscriptions avait grapillés Tibère ; — puis encore la divinité, des bouffées d’encens et des autels, — tout cela appartenant et obéissant à une seule créature humaine,