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notre progrès, ils étaient encore, en fait de comfortable, de luxe, de commodité, en avant de nous. Voyez seulement (je ne parle pas des riches) le petit peuple de Rome assistant pour rien à des spectacles dont la magnificence nous passe, se baignant pour rien dans des thermes magnifiques (on en comptait plus de 800 à Rome), se promenant pour rien dans de beaux portiques où venaient en hiver se rassembler les rayons du soleil, ne travaillant pas, nourri gratuitement par ses empereurs, oisif et redouté comme un roi d’Asie. Ce devait être bien autre chose encore chez les heureux de l’époque, qui avaient leurs mille sesterces à dépenser à un repas ; qui eût été assez fou pour imposer une vie politique à ces personnes si délicates, si comfortablement choyées dès leur enfance, qui craignaient le chaud et le froid, la faim, le vent, le soleil ; pour qui la toge était trop lourde, la chaussure romaine trop étroite, à qui il fallait des sandales et une robe de soie presque transparente, qui en été se tenaient la main fraîche en maniant un pommeau de cristal, qui avaient trouvé le moyen (et un moyen bien étranger à nos mœurs) pour faire cinq repas en un jour : gens ayant des esclaves propres à tout, depuis la poésie jusqu’à la cuisine, depuis les grandes affaires jusqu’au balayage de la maison, dispensés par là de tout soin domestique, pouvant perdre leur temps au Forum, aux basiliques, au Champ-de-Mars, aux bains surtout, lieu d’assemblée, de conversation, de lecture ! Dieux de la société si le peuple en était roi, mais dieux fainéans comme ceux d’Épicure !

Mais à quoi servait ce double perfectionnement de l’intelligence et de la vie matérielle sous un Caïus ou un Tibère, qui pouvait au premier jour de mauvaise humeur vous envoyer dire de vous mettre au bain et d’ouvrir vos veines ? La plus grande partie de l’humanité était donc toujours souffrante, l’humanité toute entière, sans parler de bien des souffrances que nous pourrions rechercher et d’autres que nous ne connaissons pas, était au moins sans cesse menacée ; enfin, le règne d’un homme en délire n’était ni chose invraisemblable, ni chose impossible : c’était chose réelle et éprouvée. Est-ce donc que la civilisation ne serait point seulement dans le perfectionnement de la vie matérielle, ni même dans le développement de l’intelligence ? — Après y avoir bien réfléchi, je ne la ferais pas consister dans les chemins de fer, les diligences, les beaux poèmes, les beaux édifices, les beaux tableaux et le coton à bon marché ; je la reconnaîtrais dans ces deux choses : au dedans de l’homme, la pureté des croyances ; au dehors, l’esprit d’humanité.


F. de Champagny.