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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 12.djvu/83

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PENSÉES D’AOÛT.

cultés, et nous devons savoir gré à M. Sainte-Beuve de les avoir surmontées.

Une troisième pièce, la dernière du volume, adressée à Mme de T., est tout entière consacrée à l’application du même procédé et à l’expression de sentimens du même ordre. Il ne s’agit plus d’expiation, de fautes à effacer, mais de souffrance, de résignation, et dans cette pièce, comme dans Monsieur Jean, les idées se déduisent des choses. C’est Mme de T. qui, à l’exemple de Mme de Cicé, raconte le poème que M. Sainte-Beuve a signé. En plaçant dans la bouche d’un témoin le récit qu’il a versifié, l’auteur a voulu évidemment lui donner plus d’autorité. Il s’est effacé sans regret, sûr que le tableau de la souffrance réussirait mieux à émouvoir les lecteurs que tous les artifices de la poésie, et il a eu raison. Mme de T. visite avec sa fille les bords du Rhin et de la Meuse. Près de Cologne, sur le pont du bateau à vapeur, elle est surprise par l’orage, et se réfugie dans sa voiture, placée à l’extrémité du bâtiment. Elle contemple d’un œil dédaigneux les touristes entêtés qui, au lieu de jouir du paysage placé devant leurs yeux, perdent leur temps à lire la description de ce qu’ils pourraient voir, quand tout à coup sa fille accourt, et lui dit qu’elle a reconnu parmi les passagers un ami, le comte de … Mme de T. regarde attentivement la personne que sa fille lui désigne. Ce n’est pas le comte de …, mais la ressemblance est frappante. En étudiant avec attention la figure du voyageur, Mme de T. ne tarde pas à reconnaître qu’il se joue sur le bateau un drame dont il est le héros, et ce drame, raconté heure par heure et presque minute par minute avec une exactitude scrupuleuse, a quelque chose d’attendrissant. Près du voyageur se trouve une famille pauvre et grossièrement vêtue, le père, la mère, une jeune fille de quatorze ans et deux marmots barbouillés. Le père est un ouvrier, qui partage son temps entre sa pipe et sa bouteille. La mère peut avoir trente-trois ans ; son visage est pâle, ses yeux, quoique fatigués, ont un éclat singulier, et sous le schall qui l’enveloppe l’œil devine les débris d’une taille élégante. Elle regarde à la dérobée le voyageur, qui paraît plongé dans une profonde rêverie. Quelquefois il lui arrive de se troubler et de se sentir jalouse des pensées qu’elle ne connaît pas. Alors elle envoie un de ses enfans vers le rêveur ; l’enfant le tire brusquement par la basque de son habit, et la mère se réjouit de cette violente distraction comme d’une conquête. La jeune fille assiste curieuse et attentive aux souffrances de sa mère ; elle entrevoit la passion sous cette bizarre inquiétude. Elle n’a jamais aimé, elle ne sait pas tout ce qu’il y a de cruel et