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SIEYES.

« Général, le directoire exécutif m’a chargé de vous dire qu’il s’intéresse avec sollicitude à votre situation, à celle de vos généreux compagnons d’armes et de travaux ; qu’il regrette votre absence et qu’il désire ardemment votre retour… Il vous attend, vous et les braves qui sont avec vous. Il ne veut pas que vous vous reposiez sur la négociation de M. de Bouligny. Il vous autorise à prendre, pour hâter et assurer votre retour, toutes les mesures militaires et politiques que votre génie et les évènemens vous suggéreront[1]. »

Cette lettre mémorable et restée secrète jusqu’à ce jour, ne parvint pas à celui qu’elle appelait et qui venait tout seul vers ses grandes destinées. Presqu’au moment où elle partait de Paris, le général Bonaparte débarquait à Fréjus. Ce qu’on désirait en France, il l’avait deviné en Égypte, et, se fiant à sa fortune et au besoin que le monde avait de lui, il était parti seul sur un vaisseau, avait traversé la Méditerranée et les escadres anglaises, et apporté son sauveur à la France et à l’Europe son vainqueur.

Des côtes de Provence à Paris, le général Bonaparte se vit l’objet de la curiosité universelle et de l’attente publique. Il fut fêté, admiré, s’empara des imaginations et fut maître des volontés. Mais il ne pouvait rien sans Sieyes, pas plus que Sieyes sans lui. Ces deux hommes extraordinaires à des titres si divers, et dont l’un allait perdre sa tranquille lumière dans les rayons éblouissans de l’autre qui se levait comme un soleil nouveau pour tout faire pâlir et tout éclipser, désiraient vivement se voir. Sieyes le craignait cependant un peu, et ce n’était pas sans raison. On les rapprocha, et ils s’entendirent pour accomplir ensemble le 18 brumaire.

Dans cette journée célèbre, qui fut à proprement parler la dernière de la vie historique de Sieyes, le philosophe montra peut-être plus de sang-froid et de résolution que le général. Le lendemain Sieyes perdit le reste de ses illusions constitutionnelles. Il avait prévu que son inégal associé s’approprierait leur victoire commune en disant, lorsqu’on les avait rapprochés : « Vous verrez où il nous mènera, mais il le faut. » — Il dit alors : « Nous avons un maître ; il peut tout ; il sait tout, et il veut tout. » Dès ce moment, Sieyes termina volontairement son rôle. Il ne consentit

  1. Correspondance de Turquie, année 1799, aux Archives des affaires étrangères.