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tienté de voir une vingtaine de ces curieux personnages grimacer constamment autour de moi, j’en visai un et lui envoyai mon coup de fusil, qui le blessa grièvement et le fit dégringoler du sommet de l’arbre où il était perché ; mais il parvint à éviter une chute complète en se rattrapant aux dernières branches. Il ne se trouvait qu’à six pieds de terre, et j’aurais pu le saisir assez aisément avec la main, si je n’eusse craint une sanglante morsure. Je m’éloignais pour aller chercher une nouvelle charge de fusil et l’achever, lorsqu’un camarade plus gros et plus fort vint à son secours ; et, l’emportant dans ses bras, disparut avec lui. Le reste de la bande s’était enfui dans toutes les directions, les guenons tenant leurs petits suspendus à leur côté ou cachés sous le ventre. Néanmoins ils ne s’écartèrent point tout-à-fait, et je les vis encore rôder dans les environs. Quelques-unes de leurs vedettes s’avancèrent même pour mieux m’épier, jusque sur les toits du village auprès duquel j’étais campé.

Pendant plusieurs jours mes contrariétés furent nombreuses et des plus vives. Mes hamall ne voulaient, à aucun prix, partir le matin avant que le soleil ne fût bien levé ; car ils auraient pu, disaient-ils, rencontrer l’éléphant qui finissait sa promenade nocturne. À midi nous devions également nous arrêter et chercher un abri : c’est l’heure ou l’éléphant peut aller boire. Enfin il fallait être rendu au gîte avant la nuit. Je crois qu’ils se seraient laissé couper le cou plus volontiers, comme ils me le criaient à chaque instant, que d’enfreindre ces lois consacrées autant par la peur que par l’expérience. Nous avancions avec toute sorte de précautions, précédés par des éclaireurs armés de longs et détestables fusils à mèche. Nous avions aussi des torches toutes prêtes pour effrayer l’audacieux éléphant qui se présenterait. Si par malheur nous nous croisions avec des caravanes venant de Cananore et de Mangalore, c’étaient aussitôt d’interminables conversations qui s’engageaient entre leurs conducteurs et nos hamall, des questions mille fois répétées pour savoir si on avait aperçu l’éléphant ou le tigre ; puis finalement on se séparait un peu moins rassuré qu’auparavant.

Je ne sortis de tous ces embarras qu’à Manantoddy, position découverte sur le sommet des Ghates. De ce point culminant je descendis par une pente douce à la côte Malabare. Le tableau avait rapidement changé de caractère : une verdure admirable, des ruisseaux d’eau limpide, de jolies habitations indiennes et des sites de la plus grande variété, éclairés d’un beau ciel ! Lorsqu’au dernier détour du col de Periah, je vis enfin à mes pieds la mer, cette mer d’Arabie que je devais traverser plus tard pour passer en Afrique, mes regards se tournèrent vers l’Occident, mon cœur vola vers la patrie, et une impression pleine de fraîcheur retint ma vue sur les derniers rayons du soleil de l’Inde.


F. de M.-S.