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et de la force barbare, l’épopée qui devait la représenter se formait de l’alliance de la légende et du chant de guerre.

La première chose que l’on remarque dans ces poèmes, c’est que les évènemens qui se passaient au temps où ils furent composés n’y tiennent point de place ; ces temps furent pourtant de ceux où l’homme s’agita le plus. Les cœurs vibraient encore au souvenir de saint Bernard. L’émancipation des communes qui est partout le signal de l’émancipation des langues vulgaires, la France et l’Angleterre mises l’une après l’autre en interdit, les croisades, la guerre des Albigeois, la bataille de Bovines, la prise de Constantinople, Innocent III, Philippe-Auguste, Richard-Cœur-de-Lion, Frédéric II, Dandolo, remplissaient ces jours de colère et de bruit ; et pourtant jamais l’homme ne vécut dans une séquestration plus complète du monde réel. Au milieu de ce fracas, le siècle, sous le cilice, se condamnait et se macérait lui-même. Les yeux baissés, sans rien voir autour d’eux, les peuples, comme des fantômes qui vont à Josaphat, s’acheminaient vers la Syrie. La Terre repentante se cachait sous l’aile des anges de la passion. Rois, empereurs, nations, tous reniaient le présent. Comment le poète eût-il fait autrement ?

En vain une épopée vivante l’environnait ; en vain l’un après l’autre les peuples-pélerins vinrent à passer devant son seuil ; il ne détourna pas les yeux vers eux. Comme le saint dans sa cellule, le trouvère ne vit que l’idéal qui lui avait été légué par la tradition ; il ne chercha que son propre songe. Si les évènemens qui le réveillaient au milieu de ce songe divin entrèrent pour quelque chose dans ses chants, ce fut à son insu. À travers le bruit des armées des croisés, il n’entendit que les pas des paladins sur la feuillée, dans les forêts enchantées d’Ardennes ou de Broceliande. Le xiiie siècle, qui est pour nous aujourd’hui le paradis de la foi, avait déjà son âge d’or, vers lequel il se retournait avec douleur. Cet idéal religieux que nous cherchons dans le moyen-âge, le moyen-âge le cherchait dans les temps qui l’ont précédé ; et véritablement les grandes épopées de cette époque ne sont que l’expression de cet infini désir d’une condition qui n’a jamais été éprouvée, mais dont le christianisme avait éveillé l’idée. Elles prouvent irrésistiblement que les hommes n’étaient point frappés de la poésie qui se développait sous leurs yeux. Ils regrettaient une chose qui