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les pieds jusqu’à la tête, et qu’il fatigue l’admiration. On n’avait pas besoin de Geoffroy pour connaître ce lieu commun de toutes les rhétoriques de collége, à savoir qu’un héros parfait ne peut intéresser. Mais c’est là justement ce qui rend admirable l’œuvre de M. Raynouard ; c’est cette émotion, inconnue et nouvelle au théâtre, pour le sublime martyr, qui ne faiblit pas un instant. Comme le dit encore Joseph Chénier (et on verra que ce jugement n’est pas sans quelque prix dans sa bouche), il n’y a point, en cette tragédie, de confidens, d’usurpateurs, de tyrans, de conjurations, de rivalité d’ambition, pas plus les malheurs de l’amour que les fureurs de la jalousie. Cependant on a beaucoup reproché à M. Raynouard d’avoir donné au grand-maître des proportions plus qu’humaines. Il était sur un théâtre sévère et classique, pourquoi n’aurait-il pas mis de cothurnes à son héros ?

M. de Féletz l’a dit avec raison, la tragédie des Templiers s’est embellie en vieillissant. En effet, la suppression du rôle de Guillaume de Nogaret, le caractère plus ferme de Laigneville, la prolongation de l’attente du sort des victimes au cinquième acte, et surtout le changement du rôle de Marigny, prouvent que l’inspiration sévère, réfléchie, non subite et d’un seul jet, peut, avec fruit, revenir sur elle-même. La scène entre Jeanne de Navarre et Marigny, le troisième acte tout entier avec sa grandeur solennelle et son noble développement tragique, l’entrevue de Jacques Molay et de Philippe-le-Bel, où le fils d’Enguerrand avoue qu’il est templier, et où le grand-maître répond ce : Je le savais ! tant de fois applaudi, sont presque irréprochables ; il faut en dire autant du récit qui termine la pièce par ces vers si connus :


On ne les voyait plus ; mais leurs voix héroïques
Chantaient de l’Éternel les sublimes cantiques ;
Plus la flamme montait, plus ce concert pieux
S’élevait avec elle et montait vers les cieux.
Votre envoyé paraît, s’écrie… Un peuple immense,
Proclamant avec lui votre auguste clémence,
Au pied de l’échafaud soudain s’est élancé…
Mais il n’était plus temps… les chants avaient cessé !


M. Raynouard a été souvent accusé d’avoir donné à Philippe-le-Bel un rôle indigne de son caractère historique. Nous ferions volontiers le contraire, et nous eussions mieux aimé le roi de France de 1307 moins arrêté et plus franchement cruel. Quels scrupules ont pu retenir M. Raynouard ? Si l’égoïsme étroit et la perversité despotique ont jamais monté sur le trône, n’est-ce pas dans la personne de Philippe-le-Bel, qui a fait succéder le despotisme royal au despotisme féodal, qui a donné tant de déve-