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POÈTES ÉPIQUES.

succéda l’idéal de l’amour humain, tout ce cycle de poésie perdit en un moment son caractère. Ce changement arracha aux poètes les plus religieux un cri de douleur. Au nom de la foi allemande, Eschembach s’éleva contre l’école nouvelle[1]. Après lui, Dante[2] plongea dans l’enfer des voluptueux le cycle d’Arthus dégénéré de sa forme sainte. Pétrarque[3] ne fut pas moins sévère. Pourtant c’est par le dogme que le changement avait commencé. Marie venait d’être placée dans l’église à côté et souvent au-dessus du Dieu jaloux des premiers siècles. Les hymnes de cette époque, l’Ave Regina, le Salve Mater y saluaient tous l’avènement de la reine des cieux. Les litanies de la Vierge retentissaient plus haut que les psaumes de Jehovah. L’Étoile matinale avait lui à l’horizon. La Tour d’ivoire s’était levée sur la montagne ; le Vase d’élection s’était rempli jusqu’aux bords ; la Rose mystique s’était épanouie ; elle embaumait la terre. Partout la Madone d’Italie se substituait aux images lugubres du Christ des catacombes. Cette apothéose de la femme passa du dogme dans l’art et dans la poésie. Au lieu de l’emblème de la sagesse infinie, mille fantômes adorés, l’épouse du roi Arthus, la reine Genièvre aux mains plus blanches que fleurs d’été, la reine Yseult-la-Blonde, qui tient sa tête encline, la châtelaine de Vergy, la Dame du Lac, Berthe aux yeux plus vairs que faucons ni émérillons, Aude aux crins d’or, Alice au cœur dolent, Clarisse, Églantine,


Qui toujours sent un dard d’amour sous la mamelle,


et l’enchanteresse Morgane, et, à la fin, Béatrix de Portinari, en qui semblent se résumer toutes ces images, remplirent peu à peu le paradis des poètes. Les sentimens continuèrent d’être infinis ; mais l’objet de ces sentimens avait changé. Il arriva au moyen-âge tout entier ce qui arrive encore au petit nombre d’hommes jeunes dont le siècle n’abâtardit pas de bonne heure les facultés. L’ardeur céleste qui consumait les cœurs avait fini par se concentrer sur un objet terrestre ; et comme l’amour avait commencé par être tout divin, la langue qui servit à l’exprimer conserva long-temps l’empreinte et le caractère du culte. Le vase de la passion du Christ se

  1. Parzival, pag. 388.
  2. Dante. Inferno, 5, 6, 7.
  3. Petrarca. Trionfo d’Amore, cap. iii-lxxix.