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chise et de simplicité dans ses conseils littéraires, facile aux jeunes gens, et plein d’obligeance, sans démonstration vaine, M. Raynouard vivait depuis long-temps loin du monde, adonné aux travaux d’érudition, auxquels il se mettait avant le jour, ce qui le renvoyait au sommeil à l’heure où nos soirées commencent. On ne l’y rencontrait jamais. C’est à peine si dans les premiers temps il avait fréquenté les dîners de Cambacérès, qu’il connaissait d’autrefois. Il vit cependant, vers 1815, Mme de Staël, et ses Mémoires contiennent le récit fort curieux de cette entrevue piquante avec l’auteur de Corinne. M. Guérard lui a aussi entendu raconter avec infiniment d’esprit un voyage d’agrément (l’unique sans doute de sa vie) où les couplets, l’impétueuse gaieté et la boutade provençale si incisive, ne firent point défaut.

Érudit, M. Raynouard mit toujours autant de franchise dans ses systèmes que de persévérance dans ses travaux. Les contradictions ne le fâchaient pas, et en fait de discussions scientifiques il disait : « Tirez des étincelles des cailloux, tant que vous voudrez, mais ne vous les jetez pas à la tête. » Poète, il avait cette manière forte et simple, solennelle et sobrement arrêtée, qui le séparait de l’école descriptive de l’empire. Sa poésie, pourtant, était de celles qui se lient en quelque sorte à un certain mouvement du sang, à la chaleur et au nerf de la jeunesse. Plus tard il se retira absolument vers l’érudition et les travaux sévères. Après avoir, à son beau moment, éclaté avec l’accent sonore de l’hémistiche cornélien, après avoir déployé la vigueur serrée, lé coup dé fouet, comme il disait, avec son accent provençal fortement prononcé, son talent se sépara du public par une austère réserve, par une noble susceptibilité ; il se mit sous la rémise, ainsi qu’il disait encore, pour ne plus s’adresser à la foule, mais aux hommes rares et sérieux que préoccupe l’histoire du passé. — À propos d’accent provençal, on peut dire que M. Raynouard en avait l’esprit rude, de même que Sieyes, dans son parler agréable, en avait l’esprit doux.

En mourant, M. Raynouard laisse presque la dernière place vide parmi ces écrivains laborieux et infatigables comme dom Bouquet, Ducange, Godefroy, et dont M. Daunou, peut-être, est maintenant l’unique et vénérable représentant. Pour le travail, en ajoutant la sagacité, c’était le Daru de la science littéraire. Avec la vie brisée, répandue et sans suite, comme elle le devient de plus en plus en ce siècle, les grands monumens paraissent presque impossibles à édifier. Y a-t-il beaucoup d’écrivains de notre époque dont on pourrait dire à la fois comme de M. Raynouard : Il a reconstruit une langue, il a produit la dernière tragédie française, et avec un caractère désintéressé et intègre, il a défendu la liberté ?


Ch. Labitte.