Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 9.djvu/663

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
657
DE LA DÉMOCRATIE ET DE LA BOURGEOISIE.

et réfléchit toutes les impressions populaires sans aspirer à les redresser. Le nombre primant de droit et de fait l’intelligence, celle-ci n’essaie pas même de prévaloir contre lui ; et l’Amérique est le pays du monde où le prosélytisme par la pensée est le plus impossible.

L’égalité consacrée par les lois, et que les chances d’une vie aventureuse contribuent si fort à maintenir, a trouvé sa complète et sincère expression dans le vote universel, devenu à la fois pour l’Amérique et le principe fondamental du gouvernement et la garantie de son existence. Cette doctrine, étendue de la confection de la loi à l’application de la loi elle-même, du droit électoral au jury, proclamée avec une confiance devant laquelle tremblerait à bon droit l’Europe, se présente sous un tout autre aspect que celui qu’elle revêt chez nous. Comment nier que ce dogme de la suprématie numérique, telle qu’il s’applique chaque jour et sans danger aux États-Unis, ne soit cette souveraineté qui ne reconnaît aucune règle qu’elle-même, qui aimerait mieux se nuire que de s’en voir contester le droit, et qu’il ne se résume dans le fameux axiome : le peuple n’a pas besoin d’avoir raison pour légitimer ses actes ? théorie qui soulève toutes nos répugnances, insulte à la vieille foi de l’Europe dont elle renverserait les fondemens, et qui pourtant, au-delà de l’Atlantique, paraît tellement inoffensive, qu’on ne la discute même plus !

Il est impossible de ne pas s’arrêter tout d’abord ici à cette incompatibilité manifeste entre nos idées et celles de l’Amérique. Cette doctrine de la prépondérance du nombre sur l’intelligence, qui fait des hommes des unités égales, et sur laquelle repose aux États-Unis l’édifice des mœurs et des lois, semble tout ce qu’il y a de plus antipathique à notre génie, de plus en désaccord avec les croyances du siècle. Qu’on ne s’y trompe pas en effet ; la France, dans ses plus vives ardeurs d’innovations, ne s’en prit jamais qu’aux inégalités factices ; elle subit toujours l’autorité de la pensée ; nulle contrée au monde ne dégage plus complètement l’idée du vrai et du droit de celle du nombre et de la force ; nulle n’a des tendances d’esprit plus rationalistes ; nulle part la logique n’exerce un tel empire. La souveraineté du nombre, se traduisant par le vote universel, répugne aussi vivement à la France que la souveraineté royale se traduisant par le droit