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désespoir, tandis qu’il faisait ma gloire et ma joie. Non, pauvre Bianca ! pensais-je, non, je ne suis pas quitte envers toi. Tu as bien assez souffert, assez tremblé peut-être à l’idée qu’un valet colportait de maison en maison le secret de ta faiblesse. Il est temps que tu dormes en paix, que tu ne rougisses plus des seuls jours heureux de ta jeunesse, et qu’apprenant l’éternel silence, l’éternel dévouement, l’éternel amour de Nello, tu puisses te dire, pauvre femme, qu’au milieu de ta vie enchaînée ou déçue, tu as une fois connu l’amour, et que tu l’as inspiré !

Je marchais avec agitation dans ma chambre ; le jour commençait à poindre. C’est, dans la vie des hommes qui dorment peu, une heure décisive, qui met fin aux incertitudes nourries dans les ténèbres, et qui change les projets en résolution. J’eus un élan de joie enthousiaste et de légitime orgueil, en songeant que Lélio le comédien n’était pas tombé au-dessous de Nello le gondolier. Quelquefois, dans mes idées de démocratie romanesque, je m’étais pris à rougir d’avoir abandonné le toit de joncs marins où j’aurais pu perpétuer une race pauvre, laborieuse et frugale ; je m’étais fait un crime d’avoir dédaigné l’humble profession de mes pères pour rechercher les amères jouissances du luxe, la vaine fumée de la gloire, les faux biens et les puérils travaux de l’art. Mais en accomplissant, sous les oripeaux de l’histrion, les mêmes actes de désintéressement et de fierté que j’avais accomplis sous la bure du batelier, j’ennoblissais deux fois ma vie, et deux fois j’élevais mon ame au-dessus de toutes les fausses grandeurs sociales. Ma conscience, ma dignité, me semblaient être la conscience et la dignité du peuple ; en m’avilissant, j’eusse avili le peuple. Carbonari ! carbonari ! m’écriai-je, je serai digne d’être l’un de vous. Le culte de la délivrance est une foi nouvelle ; le libéralisme est une religion qui doit anoblir ses adeptes et faire, comme autrefois le jeune christianisme, de l’esclave un homme libre, de l’homme libre un saint ou un martyr.

J’écrivis la lettre suivante à la princesse Grimani :


« Madame,

« Un grand danger a menacé la signorina ; pourquoi vous, tendre et courageuse mère, avez-vous consenti à l’éloigner de vous ? N’est-elle pas dans l’âge où tout peut décider de la vie d’une femme, un instant, un regard, un soupir ? N’est-ce pas maintenant que vous devez veiller sur elle à toute heure, la nuit comme le jour, épier ses moindres soucis, compter les battemens de son cœur ? Vous, ma-