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LE MAROC.

notre ennemi Abd-el-Kader ; mais elle n’en conviendra jamais, et il y a loin de ces timides et occultes sympathies à une hostilité ouverte et flagrante. Une chose à laquelle on n’a pas songé et qui me paraît inévitable, c’est que l’abandon d’Alger entraînerait probablement la perte des positions que l’Espagne occupe encore et non sans peine, attendu son épuisement, sur les côtes d’Afrique. Notre retraite exalterait l’orgueil des Barbares, enflammerait leurs espérances, et, ligués plus étroitement que jamais dans le sentiment d’une commune vengeance, ils oseraient tout et se croiraient tout permis ; mais tant que nos armées régneront dans la régence, le prestige du nom français sera pour les présides espagnols une égide contre les coups des Maures.

Un ennemi non moins dangereux, plus dangereux peut-être, paraît convoiter la possession de Ceuta, c’est l’Angleterre. Déjà maîtresse de l’une des colonnes d’Hercule, ce serait un coup de partie pour elle que de s’approprier l’autre ; elle ferait de Ceuta ce qu’elle a fait de Gibraltar, une place imprenable, et amis ou ennemis, personne ne pourrait plus traverser le détroit, ces Dardanelles de l’Occident, sans sa permission immédiate. S’emparer de Ceuta par la force ne se pourrait aujourd’hui sans violer le droit des gens ; mais il ne serait pas impossible que l’Angleterre songeât à se faire remettre cette place en otage, pour prix d’une assistance intéressée, et l’on sait ce que deviennent ces sortes d’otages dans les mains du plus fort. C’est à quoi l’Europe et la France en particulier ne sauraient jamais consentir. Certes, c’est bien assez d’avoir à Gibraltar un des cent bras du géant britannique ; et l’un des buts de la politique européenne doit être désormais de combattre les empiètemens usurpateurs et de retenir chaque peuple dans ses limites.

La corvette remit la voile par une belle soirée du mois de mai, dans la direction de Malaga. Malgré les rivalités nationales, elle fit au pavillon espagnol le salut d’adieu ; les batteries de la ville nous le rendirent, et la terre s’enfuit bientôt derrière nous. Le vent était bon, et le ciel n’avait pas un nuage. Le soleil descendit magnifiquement derrière les montagnes d’Afrique, et, tout embrasé des pourpres du couchant, le double rocher de Gibraltar pâlit par degrés, dominant au loin les mers comme un fantôme livide et nu. La lune sortit des flots, et tout annonça une nuit sereine et propice ; elle le fut en effet, et à l’aurore nous étions en vue de Malaga.


Charles Didier.