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La chevalerie musulmane et la chevalerie chrétienne se sont rencontrées trois fois dans l’histoire moderne, d’abord en Espagne après la conquête. Ici tout l’avantage est du côté de la première ; on peut même dire qu’elle existe à une époque où la chevalerie chrétienne n’existe pas encore ; car cette époque est bien plus pour l’Espagne un âge héroïque qu’un âge chevaleresque. Dès le ixe siècle, les conquérans arabes en sont aux dernières délicatesses, aux dernières élégances, et parfois, on peut le dire, aux dernières mignardises de la poésie chevaleresque, quand les chrétiens des Asturies sont encore les rudes descendans des compagnons de Pélage, et dignes de porter le nom de peaux d’ours que se donnent ceux-ci dans les vieilles histoires.

Pendant ce temps, sous Abderam, la galanterie la plus délicate pénètre jusque dans les harems ; ce prince composa des vers pleins de grace et mêlés d’une certaine dévotion tendre, pour s’excuser d’avoir paré d’un collier précieux une belle esclave. Dans le même siècle, un autre roi maure, Mohamad, parle de son cœur blessé par l’amour contre lequel sa cuirasse ne le défend pas. Pendant ce temps, la chrétienté était loin de cette grace et de ces raffinemens, qui semblent devancer la poésie des troubadours. Au ixe siècle, au lieu d’imaginer rien de semblable, à la cour de Charles-le-Chauve, Hukbald écrivait ce pédantesque et bizarre poème dont chaque vers commence par un C. En Espagne, si l’on oppose les deux chevaleries et ceux qui les représentent, le contraste sera presque aussi grand ; le héros chrétien, c’est le Cid. Eh bien ! le poème qui le peint avec des couleurs si naïves, ne le représente pas écrivant des vers gracieux et galans, comme ceux que je viens de citer ; le Campeador ne sait que monter sur son cheval Babieca, prendre des deux mains sa grande épée et pourfendre les Sarrasins. Vouloir faire sortir la sévère chevalerie castillane des commencemens gracieux de la chevalerie arabe, ce serait faire naître un chêne d’une fleur : le chêne ne naquit pas de la fleur, mais la fleur fut suspendue au chêne. On peut toujours reconnaître que la chevalerie castillane avait reçu en naissant le contact de sa gracieuse aînée. Le héros chrétien et castillan porte lui-même au front quelque reflet de la chevalerie musulmane. Plusieurs choses sont arabes chez le Cid, entre autres son nom ; et quand on ouvrit son tombeau, on trouva, dit-on, son corps enveloppé dans une étoffe de l’Orient.

Les deux chevaleries se rencontrèrent une seconde fois aux croisades, personnifiées, l’une dans Richard Cœur-de-Lion, et l’autre