Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/761

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
757
POÈTES ET ROMANCIERS DE LA FRANCE.

couronne ; il les dessinera donc pour compléter le tableau. Mais ne lui dites pas de placer plus près de vous ces points qu’il a baptisés du nom d’homme ; car, en les rapprochant, il diminuerait l’effet pittoresque de son église ; la pierre et l’étoffe reprendraient le rang qui leur appartient, et le plaisir des yeux, le seul qu’il ait en vue, ne serait plus tel qu’il l’a voulu, exclusif, souverain. C’est là, si je ne m’abuse, le véritable mérite, et aussi le vice réel de Notre-Dame de Paris. Dans cette œuvre si singulière, si monstrueuse, l’homme et la pierre sont confondus et ne forment plus qu’un seul et même corps. L’homme sous l’ogive n’est pas plus que la mousse sur le mur ou le lichen sur le chêne. Sous la plume de M. Hugo, la pierre s’anime et semble obéir à toutes les passions humaines. L’imagination, éblouie pendant quelques instans, croit assister à l’agrandissement du domaine de la pensée, à l’envahissement de la matière par la vie intelligente. Mais, bientôt désabusée, elle s’aperçoit que la matière est demeurée ce qu’elle était, et que l’homme s’est pétrifié. Les guivres et les salamandres sculptées au flanc de la cathédrale sont restées immobiles, et le sang qui courait dans les veines de l’homme s’est glacé tout à coup ; la respiration s’est arrêtée, l’œil ne voit plus, l’acteur est descendu jusqu’à la pierre sans l’élever jusqu’à lui. Sans doute, pour produire cette singulière illusion, pour agrandir, même pendant un instant, le domaine de la vie intelligente, il faut une grande habileté. Aussi sommes-nous loin de contester l’habileté de M. Hugo ; mais cette illusion, quoique passagère, est funeste à la poésie ; elle détourne la foule des plaisirs sérieux, des plaisirs de l’intelligence, et l’habitue à de puérils délassemens.

Et non-seulement la poésie a beaucoup à souffrir de ce renversement des rôles qui appartiennent à l’homme et à la pierre ; mais la langue elle-même ne peut impunément se prêter à l’expression de cette monstruosité. Dès que la pierre occupe la scène, dès que l’homme n’est plus qu’un point, il s’opère dans la langue un renversement de même nature. La partie matérielle de la langue, c’est-à-dire le vocabulaire, réduit en servitude la partie intellectuelle, c’est-à-dire la syntaxe. La poésie, réduite à la pure description, a surtout besoin de synonymes, d’épithètes ; il lui faut des phrases touffues, dont le branchage soit impénétrable ; préoccupée de mille détails qu’elle rencontre sur sa route, animée du désir de représenter tout ce qu’elle aperçoit, comment aurait-elle le temps de chercher les lignes principales d’une idée, de les dessiner nettement ? Le vocabulaire s’offre à elle avec des richesses inépuisables ; quoi qu’elle veuille