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MUSICIENS FRANÇAIS.

C’est toujours un grand mal pour un art que de porter en soi des élémens terrestres : le point matériel, au lieu de diminuer, se développe sous la main des hommes, et c’est par là que le néant s’empare tôt ou tard de la création des dieux. L’instrumentation qu’on enseigne dans les conservatoires, la renommée qu’on acquiert par elle seule à force de talent, attirent chaque jour des myriades d’intelligences qui, sans cela, se seraient toute leur vie tenues loin de la musique. Qu’arrive t-il alors ? Au lieu d’un homme de génie qui se levait debout sur trois siècles, vous avez des musiciens sans nombre qui se renouvellent tous les dix ans, sortes d’araignées obscures qui vivottent sous les fils qu’elles tissent à grand’peine ; l’art devient un métier dont chacun trafique selon ses moyens, un héritage qui se transmet de père en fils. Adieu la prédestination, cette voix de la divinité ; adieu la mélodie, cette voix de l’ame ! On marche, on arrive, non plus parce que la Muse vous accompagne, mais par cela seul qu’on le veut ; l’obstination laborieuse défie la nature féconde ; il suffit d’une volonté forte et qui ne se rebute pas : le bœuf au sillon remplace l’aigle dans les cieux. La musique a des ailes, je le sais, et se roule selon son caprice dans les plaines de l’infini ; mais l’esprit de la terre lui a jeté sur le dos une pourpre royale dont les plis, où le vent harmonieux s’engouffre, vont traînant sur le sol, et par où la médiocrité qui rampe s’efforce sans cesse de la saisir. Il y a, quoi qu’on dise, une musique qui s’apprend, une Polymnie de conservatoire qui ouvre ses bras à l’amant qui persévère, et se dévoile tôt ou tard à l’initié, comme l’Isis égyptienne. Aussi les Grecs, qui apportaient en toute chose une intelligence si vive, un goût si fin et si épuré, une sagacité qui était presque de la divination, ont-ils fait de la poésie et non de la musique la langue des dieux dans l’Olympe. À ce compte, Mozart et Cimarosa sont des poètes. En effet, ici l’harmonie est telle qu’on n’en peut rien distraire ; l’ame et le corps (s’il y a un corps) vivent du même souffle et de la même vie ; quoi que vous fassiez, il est impossible que l’hyménée s’accomplisse par la seule opération de votre volonté : il faut que la nature intervienne. En effet, quand vous aurez appris, à la sueur de votre front, comment on accouple deux rimes au joug d’un vers, quand vous aurez choisi les plus éclatantes fleurs du beau langage pour en faire votre gerbe, serez-vous plus avancé pour cela, et croyez-vous de bonne foi que le monde vous prendra jamais pour un poète ? Non, certes ; je dis plus : dans la poésie, la forme est inséparable de l’idée, et divine comme elle ; il faut être élu pour toucher seulement à la forme, il faut tenir entre ses doigts le fil lumineux