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MUSICIENS FRANÇAIS.

le couple heureux, qui revient de faire de l’herbe dans les champs. Ô prodige ! ô jeu bizarre et singulier de la mort et de la vie ! ce père sublime reconnaît sa fille dans Baucis, et la presse avec transport sur son cœur, en attendant qu’il pardonne à Philémon. Tel est le sujet du grand trio qui occupe à lui seul toute la seconde partie du cinquième acte. Comme on le voit, la tâche devenait difficile pour le musicien, et telle qu’un maître seul aurait pu s’en tirer avec honneur. Il fallait provoquer l’émotion des larmes dans un sujet placé sur la limite du ridicule, et certes il n’y avait guère qu’une inspiration franchement mélodieuse, qu’un de ces élans sublimes et profondément sympathiques dont le génie a le secret, qui eût pu sauver du rire la naïveté pastorale d’une scène semblable. Il fallait à toute force idéaliser par l’expression de la mélodie ou tomber dans l’abîme du grotesque, et c’est ce qui est arrivé. On ne peut rien imaginer de plus comique et de plus amusant que le trio de M. Halévy. Les plaintes lamentables et l’effusion instantanée du bonhomme qui cherche sa fille, et se frotte les yeux une heure quand il l’a retrouvée, pour voir s’il n’a pas la berlue, provoquent le fou rire, et révèlent chez M. Halévy des qualités bouffes du premier ordre, qui ne manqueront pas de le placer à la droite de Cimarosa, lorsqu’elles trouveront à se déployer dans un sujet moins pathétique. L’excellent père, dans un mouvement sublime d’enthousiasme, qui ne va pas pourtant jusqu’à la mélodie, embrasse ses deux enfans, et l’opéra se termine comme tous les opéras de M. Halévy, par une procession. Qu’on nous permette ici une remarque. Dans la Juive, la procession finale, partie des bas quartiers, s’élève sur un plateau qui domine la ville, tandis que cette fois elle abandonne les hauteurs de la colline pour venir dans la vallée. Ainsi, dans la Juive elle monte, et dans Ginevra elle descend. Si cette procession était l’image du talent de M. Halévy !

Le poème de M. Scribe a le grand mérite d’être fait avec des idées où la musique a de tout temps puisé ses inspirations les plus belles. L’action, il est vrai, languit dans les premières scènes, et se traîne sur toutes sortes de lieux communs ; mais, dès le finale du second acte, une sublime influence se fait sentir, et l’œil entrevoit le diamant de Shakespeare à travers le fil des combinaisons dont M. Scribe se plaît à l’entortiller. Roméo plane sur tout le troisième acte, et sur le quatrième Don Juan. Cette femme, dont le linceul traîne dans la neige, et qui vient, au milieu d’une orgie, frapper à la porte de son époux  ;