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c’est la statue du commandeur au souper de don Juan. Seulement, il faut le dire, le motif est varié ici avec bonheur, et prend, dans sa transformation nouvelle, un caractère plus doux à la fois et plus triste : la plainte faible et suppliante d’une jeune fille remplace la voix de pierre de l’inexorable destinée. L’effet en a moins de terreur et d’épouvante, mais peut-être plus de charme et de mélancolie. On blâme beaucoup M. Scribe d’avoir mis en œuvre, dans sa pièce, des idées de Shakespeare. En vérité, voilà un singulier reproche ; on aurait, sans doute, mieux aimé que M. Scribe nous donnât les siennes. L’homme qui voue les facultés de son intelligence à ces sortes de productions, n’invente pas ; son mérite à lui, c’est de rassembler çà et là des élémens qu’il dispose ensuite pour la musique. Or, je vous le demande, que peut-il faire de mieux que d’entrer dans le monde si vaste et si fécond de Shakespeare, dans cet éternel printemps de la vie et de la jeunesse, où les idées flottent sous le soleil, avec un germe sonore dans le cœur, car Shakespeare, avec la divination sublime du génie, pressent l’hyménée à venir de la poésie et de la musique, et tend, à travers les siècles, la main à Mozart et à Rossini. Le More de Venise, Roméo et Juliette, Don Juan, voilà les sources éternelles de l’inspiration des maîtres. Pour échapper à la domination impérieuse de ces idées sublimes, il faudrait que la Muse des sons coupât ses ailes et consentît à s’enfermer dans les misérables conditions de la vie ordinaire. Encore une fois là est toute musique, parce que là est toute terreur, toute grâce, toute mélancolie.

Ainsi que tous les hommes que la nature n’a pas franchement doués, et qui cherchent dans l’inspiration des autres un sujet d’application pour la science qu’ils ont acquise à force de travail, M. Halévy hésite entre les idées qui se disputent les sympathies de notre temps ; son œuvre n’est pas le développement d’un système dont il a conscience ; il va au hasard, où le vent du succès le pousse. Néanmoins, il faut le dire, l’auteur de la Juive et de Ginevra met une certaine réserve dans ses imitations ; M. Halévy s’inspire du système, héritage de tous ceux qui ne sont point appelés à la création, plutôt que du détail mélodieux, qui est le bien inaliénable du grand maître. Certes, sans la lumière de Robert-le-Diable, la Juive ne serait point venue au monde, et, dans Ginevra, l’influence des Huguenots se laisse sentir jusque dans la disposition des morceaux. Et cependant il y a dans ce style réservé, froid, aligné comme une allée de Versailles, dans ce style