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maladie de langueur qui attaque l’humanité dans les sources même de la vie ; elle laissait l’empire où il est, entre les mains des plus audacieux et des plus adroits.

Qu’on ait accusé, dans ce point de vue, la science du bien-être d’aboutir à un matérialisme sans grandeur, à une autre adoration du veau d’or, c’est ce qui se conçoit et s’explique. Mais pour la bien juger, pour la saisir complètement, il fallait sortir de ces perspectives étroites. Toute science relative à l’homme est double comme lui : elle ne peut pas intéresser la chair, qu’elle n’intéresse aussi l’esprit. C’est la condition de notre nature. Comme le géant de la fable, l’homme doit, de temps à autre, toucher à la terre pour se fortifier dans son élan vers le ciel, et cette oscillation incessante entre un spiritualisme et un sensualisme toujours perfectibles et toujours progressifs, constitue la vie du monde comme elle est la vie de chaque individu. Que le corps s’affaisse trop vers notre limon, l’ame à l’instant se révolte et le contient ; que l’ame aspire trop vite à l’infini, le corps à son tour résiste et la modère. Telle est la loi humaine, et par conséquent celle de toute science humaine.

Les hommes auront donc beau faire ; ils ne parviendront pas à séparer ce que Dieu a joint, et de même que l’idéalité pure frappera l’air comme un son vide, quand on voudra l’isoler des réalités de la vie, de même aussi la réalité la plus éclatante aura toujours besoin, pour se féconder, de quelques rayons dérobés à l’idéal. Qu’on ouvre le livre du monde, on y trouvera cette histoire écrite sur chacune de ses pages ; on y verra l’ascétisme chrétien dominant le sensualisme païen, et dominé, à son tour, par d’irrésistibles désirs de satisfaction terrestre ; on y saisira sur le fait les deux élémens de notre nature, marchant, par un sentier commun, vers des affranchissemens successifs et parallèles. En effet, si l’on étudie leurs phases, les servitudes de l’esprit ont été brisées en même temps que les servitudes du corps. Dans l’ordre intellectuel, la servitude de l’animalité a dû tomber devant la révélation évangélique, fille des philosophies anciennes ; la servitude de la foi aveugle devant la liberté d’examen ; enfin la servitude du doute et de l’incrédulité, ce joug fatal de notre époque, tombe et s’efface peu à peu devant le pressentiment confus d’un spiritualisme raisonné et d’une foi intelligente. Dans l’ordre matériel, la progression est la même : la servitude de la personne a été abolie avec l’esclavage ; la servitude du travail ou de la fonction, avec les priviléges féodaux ; enfin la servitude du besoin, cette torture actuelle, doit s’abolir prochainement par une meilleure distribution des