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HISTOIRE POLITIQUE DES COURS DE L’EUROPE.

ii.

Nous venons de voir la France et la Russie commencer à se heurter sur la question d’Orient ; la question polonaise va nous les montrer bien plus divisées encore.

Napoléon, au moment où il avait demandé la main de la grande-duchesse Anne, avait autorisé, comme nous l’avons dit, le duc de Vicence à donner à la cour de Saint-Pétersbourg toutes les garanties qu’elle lui demanderait contre le rétablissement de la Pologne. Une grande latitude avait été laissée sur ce point à notre ambassadeur. Ses instructions portaient qu’il pourrait signer une convention, mais cependant ne s’y décider que si l’empereur Alexandre l’exigeait absolument. Ce prince mit à profit l’occasion avec une grande habileté ; non-seulement il exigea une convention, mais il s’empressa d’en soumettre le projet à la signature de notre ambassadeur, espérant sans doute nous enlever cet acte par surprise et sous l’influence tout amicale de la négociation du mariage. Le duc de Vicence eut alors le tort grave d’exécuter trop à la hâte des instructions évidemment écrites sous l’influence et dans l’attente d’une alliance de famille. Mais s’il faillit alors, ce fut en quelque sorte par excès de droiture. Caulaincourt s’était placé, par la distinction éminente de sa personne, dans une position toute spéciale à la cour de Russie. Son beau et noble caractère lui avait acquis au même degré la confiance et l’amitié de Napoléon et d’Alexandre ; il était à Saint-Pétersbourg plus qu’un ambassadeur ordinaire, et, en quelque sorte, le lien des deux empereurs, l’interprète éloquent et chaleureux de l’alliance qui les avait unis à Tilsitt. Depuis quatre ans, il épuisait son habileté à consolider cette alliance à laquelle lui semblaient attachées la durée du système de son souverain et la véritable force de la France. Il s’affligeait profondément de tout ce qui était de nature à en altérer l’esprit et la lettre. Dévoué à l’empereur son maître, mais trop sincère pour lui dissimuler ce qu’il croyait des fautes, il avait désapprouvé le dernier agrandissement du duché de Varsovie : le coup une fois porté, il avait mis un zèle ardent et beaucoup d’art à en adoucir les effets, et il y avait réussi. Dans sa pensée, qui semblait d’abord avoir été celle de l’empereur, tout devait céder à la nécessité de raffermir l’alliance de Tilsitt, si fortement compromise par le dernier traité de Vienne. Dans la négociation présente, il ne crut pas que ce fût payer trop cher le maintien de cette alliance, au prix des garanties les plus étendues contre le rétablissement futur de la Pologne, et il s’y était cru formellement autorisé par les instructions précises de sa cour. Peut-être aussi, il faut le dire, était-il devenu l’ami trop personnel d’Alexandre pour conserver, dans ses relations diplomatiques avec lui, l’allure indépendante et libre d’un ambassadeur. Il y avait évidemment chez lui fascination et tout l’entraînement, dans le langage comme dans l’action, qui en est la suite. D’une utilité merveilleuse à son souverain, tant que dura l’intimité de l’alliance, il ne fut plus qu’un interprète timide et inexact de sa pensée, dès que cette intimité eut cessé.