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anglais ; de la part de la France, sacrifice du duché de Varsovie. Dans cette voie de concessions, c’était à la France de faire les premiers pas, parce que c’est elle dont la politique envahissante forçait sa rivale à se mettre en mesure de lui résister. Mais cette initiative, la situation de l’empereur Napoléon, sa dignité, lui permettent-elles de la prendre ? En 1809, lorsqu’il avait à prononcer dans le palais de Schœnbrünn sur les destinées de l’Autriche vaincue, il pouvait faire aux instances de l’empereur Alexandre le sacrifice de ses sympathies en faveur du duché de Varsovie. La liberté de ses décisions était alors entière. Tout l’excitait à fléchir. Le maintien de l’alliance russe contre l’Angleterre n’était possible qu’à ce prix. Tout lui commandait d’ensevelir dans les profondeurs de sa pensée ses vues sur la Pologne, et de maîtriser l’élan généreux qui l’entraînait à payer aux Galliciens le prix du sang qu’ils avaient versé pour sa cause. Cette politique froide, calculée, mais prévoyante et habile, il ne l’eut point, et cette faute d’un cœur noble et grand l’a perdu. Ce génie si mâle et si ferme, au coup d’œil si net et si profond, faillit par où succombent les esprits faibles et sans portée. En agrandissant de deux millions d’ames le duché de Varsovie, quand il n’en donnait que quatre cent mille à la Russie, il fit une chose déplorable, puisqu’il s’aliéna sans retour un allié nécessaire, sans constituer le grand-duché d’une manière assez forte pour lui rendre les mêmes services que l’empire russe. À dater de ce jour, son secret ne lui appartint plus ; il fut livré au monde entier. Le rétablissement futur de la Pologne plana sur toute la Russie comme un péril immense et prochain : il n’y eut plus dans tout ce vaste empire qu’une pensée, celle de défendre l’œuvre de Catherine II et de se préparer à la lutte. En vain Napoléon s’efforça-t-il, après le traité de Vienne, de tenir assoupie et dans l’ombre la question polonaise ; elle était devenue pour la cour de Saint-Pétersbourg la question vitale et présente. C’est le czar qui à son tour s’en empare, qui arrache les voiles dont Napoléon veut l’envelopper, et qui, d’une main ferme, en presse la solution. Mais il est évident que le chef de la France n’a plus le choix de l’alternative ; il a enchaîné lui-même son avenir : détruire ou annihiler le duché de Varsovie, n’eût-ce pas été avouer au monde entier qu’il cédait aux menaces de la Russie, qu’il reculait devant ses armées, qu’il répudiait, par peur de la guerre, l’œuvre de sa pensée, de ses victoires et des sympathies de son peuple ? L’ame élevée et audacieuse de l’empereur repoussait un semblable rôle.

Aussi, à peine a-t-il connu la pensée d’Alexandre, qu’il se hâte de dissiper les espérances qu’il a pu concevoir (fin de mai 1811). Il dit au prince Kourakin : « Je sais que la Russie veut le grand-duché de Varsovie et Dantzick, c’est contre eux qu’elle agglomère ses forces ; eh bien ! moi, j’ai armé Dantzick contre elle, et j’ai invité le grand-duché à préparer ses moyens de défense. Je vous déclare, monsieur l’ambassadeur, que je me regarderais comme déshonoré si je sacrifiais cet état aux exigences de votre maître. »

Après des paroles aussi décisives, la Russie n’avait plus qu’à se maintenir dans l’attitude formidable qu’elle avait prise et à persévérer dans son système à l’égard des neutres. Céder aux exigences de Napoléon et frapper l’Angle-