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HISTOIRE POLITIQUE DES COURS DE L’EUROPE.

terre quand Napoléon se croyait le droit de lui tout refuser, c’eût été, il faut en convenir, faire acte de soumission, s’avouer vaincu avant d’avoir combattu. Elle n’en était point réduite à s’humilier à ce point.

La guerre était donc inévitable entre la France et la Russie : elle était comme l’expression dernière de tout l’ensemble de leur situation. Au fond, malgré l’énergie de son ame et sa prodigieuse puissance, l’empereur Napoléon n’envisageait pas sans anxiété tous les périls d’une entreprise dont le but était à six cents lieues de sa capitale, sous un climat horrible, au sein d’un peuple courageux, résigné, endurci à toutes les misères de la vie, unissant la trempe vigoureuse du barbare à la discipline et aux combinaisons savantes de la science militaire ; il s’inquiétait d’avoir à tracer une ligne militaire de cinq cents lieues à travers ces populations germaniques que d’éclatans et perpétuels triomphes pouvaient seuls maintenir silencieuses et soumises à sa domination. Aussi, avait-il un désir ardent d’échapper, au moins pour le moment, à la nécessité de cette guerre, et ce désir nourrit dans sa pensée de trompeuses espérances. Il crut intimider son rival par le déploiement de ses vastes armemens, l’épouvanter en lui montrant le midi, le centre et l’Orient conjurés contre lui, et lui arracher, par la peur et sans combat, ce qui ne pouvait être que le prix de la lutte, l’interdiction des ports de son empire aux marchandises anglaises. Cette espérance ne cessa de le dominer avant et pendant la guerre ; sur le Niémen, à Wilna et jusque sur les débris fumans de Moscou, on retrouve cette illusion au fond de tous ses plans politiques et militaires. Ébloui par l’excès de ses prospérités, son génie, plus vaste et plus fécond encore que pénétrant, commençait peut-être à perdre un peu de la justesse de son coup d’œil dans son appréciation des hommes et des choses. Ainsi, les nuances du caractère d’Alexandre lui échappaient. Il le croyait faible, parce que ses manières étaient faciles ; fasciné comme à Tilsitt, parce que son langage continuait d’être flatteur, ignorant que, sous ces formes douces et gracieuses et ces paroles adulatrices, régnaient une ambition ardente et une intelligence merveilleuse des intérêts de la Russie. Et puis, les évènemens, en marchant, avaient agrandi la pensée d’Alexandre, mûri son caractère ; ce n’était plus le jeune homme des dernières années, partageant ses heures entre les affaires et la galanterie, se livrant aux premières par devoir, et à l’autre avec passion. C’était aujourd’hui le chef d’un grand empire absorbé par la crise terrible qui s’approchait, et mesurant de l’œil la profondeur des deux abîmes entre lesquels il se trouvait placé. Il savait que, si la Russie courait d’immenses périls dans une lutte corps à corps avec l’empire français, il y en avait d’imminens pour sa personne dans une paix honteuse. Des renseignemens secrets et fidèles lui montraient sa noblesse conjurée tout entière contre le système continental et prête à tout oser plutôt que de retomber sous ce joug odieux. La fin tragique du père disait assez au fils ce qu’il avait à faire dans la crise présente. C’est cette situation compliquée de périls de tous genres que ne voulut point reconnaître l’empereur Napoléon, et cette faute a été une des plus graves de son règne.