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À peine eut-il cédé à ce mouvement de colère, qu’il en eut du regret. Monna Bianchina se garda bien de le détromper sur le mensonge qu’elle lui avait fait. Elle était pleine de rage, mais aussi de dissimulation. Elle prit la bourse et se retira, bien décidée à faire repentir Pippo de la manière dont il l’avait traitée.

Il joua le soir, comme d’ordinaire, et perdit ; les jours suivans il ne fut pas plus heureux. Ser Vespasiano avait toujours le meilleur dé, et lui gagnait des sommes considérables. Il se révolta contre sa fortune et contre sa superstition, il s’obstina, et perdit encore. Enfin, un jour qu’il sortait de chez la comtesse Orsini, il ne put s’empêcher de s’écrier dans l’escalier : Dieu me pardonne, je crois que ce vieux fou avait raison, et que ma bourse était ensorcelée ; car je n’ai plus un dé passable depuis que je l’ai rendue à la Bianchina.

En ce moment il aperçut, flottant devant lui, une robe à fleurs, d’où sortaient deux jambes fines et lestes ; c’était la mystérieuse négresse. Il doubla le pas, l’accosta, et lui demanda qui elle était et à qui elle appartenait.

— Qui sait ? répondit l’Africaine avec un malicieux sourire.

— Toi, je suppose. N’es-tu pas la servante de Monna Bianchina ?

— Non ; qui est-elle, Monna Bianchina ?

— Eh ! par Dieu, celle qui t’a chargée l’autre jour de m’apporter cette boîte que tu as si bien jetée sur mon balcon.

— Oh ! excellence, je ne le crois pas.

— Je le sais, ne cherche pas à feindre ; c’est elle-même qui me l’a dit.

— Si elle vous l’a dit… répliqua la négresse d’un air d’hésitation ; elle haussa les épaules, réfléchit un instant, puis, donnant de son éventail un petit coup sur la joue de Pippo, elle lui cria en s’enfuyant :

— Mon beau garçon, on s’est moqué de toi.

Les rues de Venise sont un labyrinthe si compliqué, elles se croisent de tant de façons par des caprices si variés et si imprévus, que Pippo, après avoir laissé échapper la jeune fille, ne put parvenir à la rejoindre. Il resta fort embarrassé, car il avait commis deux fautes, la première en donnant sa bourse à la Bianchina, et la seconde en ne retenant pas la négresse. Errant au hasard dans la ville, il se dirigea, presque sans le savoir, vers le palais de la signora Dorothée, sa marraine ; il se repentait de n’avoir pas fait à cette dame, quelque temps auparavant, sa visite projetée ; il avait coutume de la