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pour les lire ; en caractères gothiques très fins, était écrit le sonnet suivant :

Béatrix Donato fut le doux nom de celle
Dont la forme terrestre eut ce divin contour.
Dans sa blanche poitrine était un cœur fidèle,
Et dans son corps sans tache un esprit sans détour.

Le fils du Titien, pour la rendre immortelle,
Fit ce portrait, témoin d’un mutuel amour ;
Puis il cessa de peindre à compter de ce jour,
Ne voulant de sa main illustrer d’autre qu’elle.

Passant, qui que tu sois, si ton cœur sait aimer,
Regarde ma maîtresse avant de me blâmer,
Et dis si par hasard la tienne est aussi belle.

Vois donc combien c’est peu que la gloire ici-bas,
Puisque, tout beau qu’il est, ce portrait ne vaut pas,
(Crois-m’en sur ma parole) un baiser du modèle.

Quelque effort que Béatrice pût faire par la suite, elle n’obtint jamais de son amant qu’il travaillât de nouveau ; il fut inflexible à toutes ses prières, et, quand elle le pressait trop vivement, il lui récitait son sonnet. Il resta ainsi, jusqu’à sa mort, fidèle à sa paresse, et Béatrice, dit-on, le fut à son amour. Ils vécurent long-temps comme deux époux, et il est à regretter que l’orgueil des Lorédans, blessé de cette liaison publique, ait détruit le portrait de Béatrice, comme le hasard avait détruit le premier tableau du Tizianello[1].


Alfred de Musset
  1. C’est aux recherches d’un amateur célèbre, M. Doglioni, qu’on doit de savoir que ce tableau a existé.