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à la recherche des formules et des idées, s’approprier les secrets de facture d’Anacréon, et se voir initié aux mystères de Kant, boire goutte à goutte en de longues veilles le nectar des dieux d’Homère, et se recueillir avec conviction aux cours de dogmatique et de religiosité. Un prétorien de Napoléon ne parlait pas de sa double entrée à Vienne avec une joie plus solennelle que M. Varnhagen ne parle de ses méditations qui avaient pour but de compléter l’un par l’autre l’enseignement de Schleiermacher et celui de Steffens. On ne peut imaginer abstraction plus complète du moi au profit de la seule intelligence : le monde extérieur semble n’avoir aucun attrait, aucun sens ; et je dis l’intelligence seule, car les sentimens, les passions même se mettent au service de cette faculté envahissante. M. Varnhagen appelle très sérieusement élan sentimental le désir qui le porta à prier Schleiermacher de l’accepter comme auxiliaire dans ses travaux sur Platon ; et pourtant l’auteur de ces mémoires, comparé à d’autres Allemands, n’était qu’un mondain, un homme frivole ; cet ascétisme philosophique et littéraire n’avait d’autre but que la philologie. M. Varnhagen continuait de publier chaque année, en société avec ses amis, une sorte d’almanach des Muses, guirlande poétique pour laquelle il voulait amasser des trésors de pensée et de style, car ces anthologies méritent en Allemagne moins de dédain qu’en France, et les poètes les plus élevés ont successivement soutenu de leur nom et de leur génie ces publications. Les efforts de M. Varnhagen n’étaient après tout que la conséquence d’un système fort louable, mais qui a ajourné, indéfiniment peut-être, la transformation nécessaire de la prose allemande. Au moment où cette prose attendait une réforme pour suivre le mouvement de la prose italienne, espagnole, anglaise, et surtout, on nous permettra de le dire, de la prose française, la philosophie allemande, fière d’avoir relevé et porté en des espaces inconnus le drapeau de Descartes, exerça par droit de conquête un pouvoir tyrannique. Cette philosophie victorieuse était l’orgueil de la nation ; personne ne songea à lui résister. Dans l’engouement de la mode (car la mode est fort puissante au-delà du Rhin : dans les choses d’esprit seulement, elle peut durer plus d’un demi-siècle), on alla jusqu’à tout demander à la philosophie. La science et l’art, la forme comme la pensée, la vie pratique comme la spéculation, ne purent faire un pas sans son estampille. M. Varnhagen trouva la mode tout établie, mode qui devait exercer une fâcheuse influence sur une nature ductile et enthousiaste comme la sienne. L’esprit d’analyse et de détail, et l’anatomie appliquée aux nuances les plus fugitives du sentiment, ont envahi et surchargé son style. Le regard cherche péniblement la pensée principale écrasée sous une foule de considérations incidentes. Cet abus est d’autant plus déplorable chez M. Varnhagen, que peu de gens se sont occupés plus consciencieusement de la forme ; aussi la trace de ces procédés s’y trouve-t-elle marquée en vives arêtes, comme les coups de ciseau dans les carrières antiques de l’Orient. Voici un exemple entre autres, et ce n’est pas le plus frappant. Il s’agissait de dire que pour le poète, pour l’artiste incessamment en quête du beau absolu, l’inconstance n’est pas ce que le vulgaire appelle de ce