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relle, on ajoutait l’aiguillon puissant de l’intérêt personnel et de la propriété, on ne pourrait manquer d’obtenir encore de plus grands résultats. Mais, politiquement, il faut convenir que Mohammed-Ali fait mieux que ne feraient les Européens ; car il serait à craindre que, par l’effet de la concurrence, agissant d’ailleurs sur des populations façonnées de longue main à l’obéissance, ils ne fussent entraînés, malgré eux, à exploiter cruellement les Égyptiens et à reproduire sur les bords du Nil un état de choses que la philantropie cherche à faire cesser en Amérique[1]. Il faudrait donc que l’Égyptien fût soutenu par un gouvernement national, et pût stipuler librement son salaire. De pareilles combinaisons politiques ne sont point impossibles, et tôt ou tard elles devront se réaliser ; car il est évident que l’Égypte a besoin du génie et des capitaux des Européens, et l’on peut même dire que toute l’œuvre de Mohammed-Ali a consisté à savoir les y appeler, mais en les contenant, en les dominant, et en les faisant servir à son avantage. Mohammed-Ali ne peut leur ouvrir une plus large voie, sans courir le risque d’être débordé. Mais c’est parce qu’il défend indirectement les fellahs contre l’esprit de concurrence et d’envahissement des Européens, que son système a conservé encore quelque nationalité. L’Égypte se trouve donc placée entre le danger de l’anarchie et de la personnalité européennes, et l’inconvénient de voir son industrie stationnaire et incomplète. Nous le répétons, de hautes combinaisons politiques pourront remédier à cet état de choses, et assurer à l’industrie européenne et à l’Égypte les avantages d’un progrès utile à toutes deux, sans faire craindre au fellah l’exploitation outrée de l’industrialisme moderne.

Nous avons dit que Mohammed-Ali, sentant son infériorité industrielle, surtout sous l’aspect mécanique, laisse ses filatures et ses fabriques dans l’état où elles se trouvent, et ne fait rien pour les relever. C’est qu’il nourrit la pensée d’une grande translation. En Égypte, tous les avantages physiques et commerciaux semblaient être de son côté ; il pensait que le fer devait plutôt venir chercher le coton que le coton aller trouver le fer, et pourtant il n’a pu lutter victorieusement contre la fabrication européenne. Mais il ne se tient pas pour battu ; il croit devoir réussir par un changement de plan. C’est en Syrie qu’il veut transporter le théâtre de son industrie, c’est là qu’il espère triompher. Il y a dans cette ténacité un bon sens économique éminemment vrai, et que nous avons déjà fait ressortir. Le pacha ne peut souffrir que les deux tiers des cotons et des teintures qu’il envoie en Europe lui reviennent en tissus. Il voit là une absurdité commerciale qui le tourmente. Aussi n’attend-il que le moment où il sera mieux assis en Syrie pour y transporter toute son industrie manufacturière. Il espère y trouver des métaux et de la houille, et n’avoir plus qu’à faire venir des ingénieurs d’Europe. En effet, des recherches ont constaté la présence de la houille dans la chaîne du Taurus, sur une

  1. Mohammed-Ali a dit : « La première piastre que dépensent les Européens quand ils arrivent en Égypte, c’est pour acheter un Kourbach. »