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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/639

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L’USCOQUE.

lui que je compterai les heures, les minutes ; lorsqu’il sera maître de la galère, il tirera trois coups de canon pour m’avertir, puis il la coulera bas, après l’avoir dépouillée entièrement… Demain soir il sera ici pour me rendre ses comptes. S’il ne me présente un gage certain de la mort du chef vénitien, sa tête ! je le ferai pendre aux créneaux de ma grande tour. Va ; telle est ma volonté. N’en omets pas une syllabe… Maudit trois fois soit l’infâme qui m’a mis hors de combat ! Eh quoi ! n’aurais-je pas la force de me traîner jusqu’à cette barque ? Aide-moi, Naam ! si je puis seulement me sentir ballotter par la vague, mes forces reviendront ! Rien ne réussit à ces maudits pirates quand je ne suis pas avec eux…

Orio essaie de se traîner jusqu’au milieu de sa chambre ; mais le frisson de la fièvre fait claquer ses dents ; les objets se transforment devant ses yeux égarés, et à chaque instant il lui semble que les angles de son appartement vont se jeter sur lui et serrer ses tempes comme dans un étau.

Il s’obstine néanmoins, il cherche d’une main tremblante à ébranler le verrou de l’issue secrète. Ses genoux fléchissent. Naam le prend dans ses bras, et, soutenue par la force du dévouement, le ramène à son lit et l’y replace ; puis elle garnit sa ceinture de deux pistolets, examine la lame de son poignard et prépare sa lampe. Elle est calme ; elle sait qu’elle s’acquittera de sa mission ou qu’elle y laissera sa vie. Enfant de Mahomet, elle sait que les destinées sont écrites dans les cieux, et que rien n’arrive au gré des hommes, si la fatalité s’est jouée d’avance de leurs desseins.

Orio se tord sur sa couche. Naam soulève le tapis de damas qui cache à tous les yeux une trappe mobile, aux gonds silencieux. Elle commence à descendre un escalier rapide et tortueux d’abord, construit avec la pierre et le ciment, et bientôt taillé inégalement dans le granit à mesure qu’il s’enfonce dans les entrailles du rocher. Soranzo la rappelle au moment où elle va pénétrer dans ces galeries étroites où deux hommes ne peuvent passer de front et où la rareté de l’air porterait l’effroi dans une ame moins aguerrie que la sienne. La voix de Soranzo est si faible, qu’elle ne peut être entendue, si ce n’est par Naam, dont le cœur et l’esprit vigilant ont le sens de l’ouïe. Naam remonte rapidement les degrés et passe le corps à demi par l’ouverture pour prendre les nouveaux ordres de son maître. — Avant de rentrer dans l’île, lui dit-il, tu iras dans la baie trouver le lieutenant. Tu lui diras de faire marcher la galère, au lever du jour, vers la pointe opposée de l’île, de gagner le large vers le sud. Il y restera