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aura le droit de menacer l’autre et de l’effrayer. — Et, tandis qu’Orio, vaincu par le péril, s’élance rapidement hors de la chambre, elle s’approche lentement de la porte embrasée, sans paraître s’apercevoir du danger. Le chien la suit jusqu’au seuil ; mais, voyant qu’on laisse sa maîtresse, il revient auprès du lit en pleurant. — Animal plus sensible et plus dévoué que l’homme, dit Naam en revenant sur ses pas, il faut que je te sauve. — Mais elle s’efforce en vain de l’arracher au cadavre ; il se défend et s’acharne. À moins de perdre toute chance de salut, Naam ne peut s’obstiner à cette lutte. Elle franchit les flammes avec calme, et trouve Orio dans le parterre, qui l’attend avec impatience, et la regarde avec admiration. — Naam ! lui dit-il, en lui prenant le bras et en l’entraînant, vous êtes grande, vous devez tout comprendre ? — Je comprends tout, hormis cela ! répond Naam en lui montrant du doigt la chambre de Giovanna, dont le plafond s’écroule avec un bruit affreux.

En un instant tout le château fut en rumeur. Soldats et serviteurs, hommes et femmes, tous s’élancèrent vers les appartemens du gouverneur et de sa femme. Mais, au moment où Orio et Naam en sortirent, le palais de bois, qui avait pris feu avec une rapidité effrayante, n’était déjà plus qu’un monceau de cendres entouré de flammes. Personne ne put y pénétrer : un vieux serviteur de la maison de Morosini s’y obstina et y périt. Soranzo et son esclave disparurent dans le tumulte. Le vent, qui soufflait avec force, porta la flamme sur tous les points. Bientôt le donjon tout entier ne présenta plus qu’une immense gerbe rouge, et la mer se teignit, à une lieue à la ronde, d’un reflet sanglant. Les tours s’écroulèrent avec un bruit épouvantable, et les lourds créneaux, roulant du haut du rocher dans la mer, comblèrent les grottes et les secrètes issues qui avaient servi à la barque et aux sorties mystérieuses d’Orio. Les navires qui passèrent au loin et qui virent ce foyer terrible crurent qu’un phare gigantesque avait été dressé sur les écueils, et les habitans consternés des îles voisines dirent : Voilà les pirates qui égorgent la garnison vénitienne et qui mettent le feu au château de San-Silvio.

Vers le matin, tous les habitans, successivement chassés du donjon par l’incendie, se pressaient sur les grèves de la baie, seul endroit où les pierres lancées et les décombres qui s’écroulaient ne pussent les atteindre. Beaucoup avaient péri. À la clarté livide de l’aube on fit le dénombrement des victimes, et tous les regards se portèrent vers Orio, qui, assis sur une pierre, ayant Naam debout à ses côtés, gardait un silence farouche. Le donjon brûlait encore, et la teinte du jour