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ÉMANCIPATION DES ESCLAVES.

Or, à cette première différence, vient s’en joindre une autre, non moins grave. S’il est plus facile de se tromper en fait de garanties générales, l’erreur y est aussi bien plus dangereuse et plus funeste. Il importe assez peu que quelques individus soient appelés prématurément à la jouissance de la liberté. La même imprudence, commise à l’égard d’une race entière, peut avoir des suites incalculables. Les garanties personnelles sont donc les seules qui ne laissent subsister ni incertitude, ni péril. Elles sont donc les seules sérieuses, les seules réelles. Cette simple remarque nous permet de faire un pas considérable vers la solution. Les affranchissemens en masse, à jour fixe, sont inconciliables avec les garanties personnelles, et par cela même, ils sont condamnés à n’être que des témérités, que le succès peut couronner parfois, sans les absoudre. Il y a plus, ces affranchissemens sacrifient les garanties générales comme les garanties individuelles ; et il ne peut en être autrement, car la pensée qui les a conçues n’est pas de celles dont on peut ajourner la réalisation. C’est une pensée impatiente qui se hâte vers le but, sentant bien qu’il lui a suffi de paraître pour tout ébranler, pour mettre tout en question, et qu’une conclusion telle quelle est encore préférable au provisoire inquiet et menaçant qu’elle a établi.

Eh bien ! qu’on ne l’ignore pas, les garanties générales demandent pour naître et s’affermir, autant d’années que les garanties personnelles. Elles demandent plus de patience encore ; car, dans ce système, chaque jour n’amène pas ses résultats ; l’esclavage ne décroît pas sans cesse, et pour avoir la gloire de l’anéantir d’un seul coup, il faut renoncer à ces succès de détail, qui soutiennent le courage et donnent la force d’attendre.

Qu’arrive-t-il ? c’est qu’on n’attend pas, qu’on ne prépare rien, qu’on n’exige aucune garantie d’aucun genre, et qu’on viole ouvertement la maxime fondamentale, que j’ai citée en commençant, et qui, pour être admise, par tout le monde en théorie, n’en est pas plus respectée dans la pratique.

C’est avec regret que j’écris ces lignes. Je voudrais que les affranchissemens généraux fussent possibles. J’éprouve, moi aussi, ce premier sentiment irréfléchi, qui porte à répudier toute tentative partielle, comme une sorte d’impiété. Je me sens prêt à déclarer, sans autre examen, que, dans une question si élevée, quand il s’agit d’expier une grande iniquité, de restituer à la dignité de l’homme ses droits inaliénables, toute demi-mesure est odieuse, toute réparation incomplète est une offense de plus : mon cœur se révolte à cette seule pensée. Mais ma raison parle à son tour ; elle me dit que l’affranchissement individuel, qui serait injuste et révoltant, s’il s’adressait aux uns plutôt qu’aux autres, s’il faisait de la liberté une faveur, une exception, ne manque ni de grandeur, ni de dignité, quand il la met à la portée de tous, quand il donne à tous les mêmes moyens d’y atteindre, quand il contient le germe d’une véritable émancipation générale, plus prudente et plus réelle à la fois que celles qui portent ce nom. Elle me dit que l’affranchissement individuel n’est lent qu’aux mains de ceux qui ne veulent pas s’en servir ; qu’il est facile de concilier les garanties exigées par l’intérêt commun des maîtres