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ÉMANCIPATION DES ESCLAVES.

déplorable, honteuse de cette expérience, la seule qui se soit ainsi accomplie au grand jour, sans trouble extérieur, et pendant un espace de temps considérable, je serais certain que la liberté véritable et complète n’avait pas été produite par l’émancipation générale de l’an II. On ne ramène pas deux fois de suite et sans résistance à leur chaîne, des hommes qui ont été réellement libres. Il faut des coups de fusil et du sang versé pour rétablir l’esclavage quand il a cessé d’exister. Mais ici, pour le substituer aux engagemens, à la réquisition, au confinement, il a dû suffire d’un ordre de Victor Hugues, ou du fouet de Manoël Marquez.

L’expérience anglaise ne peut être aussi concluante, puisqu’elle n’est pas terminée. Cependant il n’est pas inutile de pressentir, d’après les dispositions mêmes du bill, d’après les résultats constatés jusqu’ici, et consignés dans le rapport adressé en 1835, à lord Glenelg, par M. John Innes, de pressentir, dis-je, les conséquences définitives que doit amener cette grande tentative d’émancipation générale. Si nous voyons se manifester dès aujourd’hui, dans les îles anglaises, ces symptômes alarmans d’abandon des cultures et de dépréciation des propriétés, qui ont provoqué le maintien du travail forcé à la Guiane, comme ils l’avaient provoqué à la Martinique, à la Guadeloupe, à Saint-Domingue et dans toutes les colonies où l’émancipation en masse a eu lieu, il sera permis de supposer que le bill de la Grande-Bretagne doit être aussi impuissant à produire une liberté complète, que l’ont été avant lui les autres affranchissemens généraux.

Aucune préparation sérieuse n’a précédé cette grande mesure, et c’est un premier et grave motif de mettre en doute son succès. J’ajouterai que sa généralité ne peut s’expliquer en présence des différences matérielles et morales qui séparent profondément les diverses colonies auxquelles elle s’applique.

N’importe, examinons le bill en lui-même, et dans ses résultats immédiats.

Le bill est fort long, et cependant il ne contient, à vrai dire, qu’une seule et unique disposition : l’indemnité des propriétaires. Après avoir déclaré que la somme de 20 millions sterling sera répartie par des commissaires, entre les dix-neuf colonies anglaises, les Bermudes, les îles de Bahama, la Jamaïque, Honduras, les Îles Vierges, Antigues, Montferrat, Hévis, Saint-Christophe, la Dominique, la Barbade, la Grenade, Saint-Vincent, Tabago, Sainte-Lucie, la Trinité, la Guiane anglaise, le cap de Bonne-Espérance et l’île Maurice ; que les commissaires répartiront d’après le nombre et la valeur moyenne des esclaves de ces colonies ; que la sous-répartition, entre les propriétaires de chaque colonie, se fera d’après le nombre des esclaves et la catégorie à laquelle ils appartiennent ; le bill ne s’occupe réellement d’autre chose que de fixer un temps d’apprentissage.

Or, l’apprentissage n’est point, comme on aime à le supposer d’abord, une sorte de transition ménagée entre l’esclavage et la liberté, un moyen de donner aux nègres les lumières, les habitudes, la préparation morale, qui leur manquent. L’apprentissage n’est que le solde, l’appoint de l’indemnité