Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/697

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
693
ÉMANCIPATION DES ESCLAVES.

tout, comme l’insuccès à la Jamaïque est la condamnation sans appel de la marche suivie par l’Angleterre. Or, dans cette colonie, personne ne doute plus des déplorables effets du bill. Depuis plusieurs années, les récoltes sont misérables ; la diminution graduelle de la culture du sucre ne permet pas d’espérer qu’elle survive à l’apprentissage ; l’importation des ouvriers européens est encouragée par des primes énormes, et la plupart des propriétaires (ce qui est plus grave) règlent leurs comptes de manière à se retirer de l’île en 1840.

Plusieurs causes spéciales concourent, avec les résultats ordinaires de l’affranchissement général, à rendre entièrement critique la situation de cette île. D’un côté, les plantations appartiennent pour la plupart à de grands propriétaires anglais, dont la présence pourrait avoir l’influence la plus heureuse, mais qui abandonnent leurs intérêts à des procureurs fondés, indifférens au développement moral des nègres, et tout-à-fait impropres à établir quelque sympathie entre les deux races. Ces souverains de bas étage, qui quelquefois régissent ou sont censés régir des propriétés distantes de plus de cent milles et renfermant une population de dix mille ames, entretiennent à la fois l’ignorance des noirs et leur haine contre les blancs, plus implacable à la Jamaïque que partout ailleurs. Ce n’est pas tout. La haine dont je viens de parler s’était déjà manifestée en 1831, par une grande révolte, et le bill d’émancipation, accueilli dans les autres colonies comme un bienfait, est apparu dans celle-ci comme une véritable conquête, comme une concession forcée de la métropole : différence bien importante et bien regrettable ! Enfin, la Jamaïque a sa colonie noire, ainsi que la Trinité ; elle aussi laisse sans culture la plus grande partie de son territoire, et, dans les retraites inaccessibles de ses Montagnes Bleues, elle voit se former depuis long-temps le noyau d’un peuple libre, qui peut devenir un jour redoutable. Le gouvernement de la Grande-Bretagne (qui le croirait ?) a été obligé de traiter avec le gouvernement des nègres marrons ; il a reconnu son indépendance. La colonie vit en présence de cet ennemi encore obscur, que la libération complète grandira sans doute, et qui menace son avenir.

Je ne m’appesantirai pas sur les considérations que fait naître en foule cette esquisse de la situation actuelle des îles anglaises ; j’ai fait reconnaître ce qui est, et je n’ai pas la prétention de prédire ce qui sera. La Providence réserve peut-être à cette grande et périlleuse tentative une issue plus heureuse que celle qui semblerait probable aujourd’hui. Nul ne le désire plus sincèrement que moi ; mais j’ai dû prouver que les résultats connus de l’expérience britannique étaient loin de contredire les leçons de l’expérience française ; j’ai dû prouver combien il est difficile d’espérer que ce nouvel affranchissement général soit plus capable que ceux qui l’ont précédé de produire à la fois la continuation du travail et de l’ordre, et une liberté complète.

À quoi bon, me dira-t-on, à quoi bon une liberté complète ? Les affranchissemens généraux seront-ils proscrits par ce seul motif, qu’ils ne peuvent