Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/749

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
745
L’USCOQUE.

— Tu es un sot, répondit Orio. Le bourreau dont tu parles, est un bel esprit mielleux, qui fait de fades sonnets. Il en est un qui connaît mieux son affaire, et qui vous écorche un homme bien plus lestement : c’est l’ennui. Le connais-tu ?

— Ah ! bon ! c’est une métaphore. Tu as l’humeur chagrine ce matin : c’est la suite de ton attaque de nerfs. Tu aurais dû boire un grand verre de vin de Chiros, pour chasser ces vapeurs.

— Le vin n’a plus de goût, Zuliani, et d’effet encore moins. Le sang de la vigne a gelé dans ses veines, et la terre n’est plus qu’un limon stérile, qui n’a même plus la force d’engendrer des poisons.

— Tu parles de la terre comme un vrai Vénitien. La terre est un amas de pierres taillées, sur lesquelles il pousse des hommes et des huîtres.

— Et des bavards insipides, reprit Orio en s’arrêtant. J’ai envie de t’assassiner, Zuliani.

— Pourquoi faire ? répondit gaiement celui-ci, qui ne soupçonnait pas à quel point Soranzo, rongé par une démence sanguinaire, était capable de se porter à un acte de fureur.

— Pardieu, répondit-il, ce serait pour voir s’il y a du plaisir à tuer un homme sans aucun profit.

— Eh bien ! reprit légèrement Zuliani, l’occasion n’y est point, car j’ai de l’or sur moi.

— Il est à moi ! dit Soranzo.

— Je n’en sais rien. Tu as jeté ta part dans le canaletto, et, quand nous ferons nos comptes tout à l’heure, il se trouvera peut-être que tu me dois. Ainsi ne me tue pas, car ce serait pour me voler, et cela n’aurait rien de neuf.

— Malheur à vous, monsieur, si vous avez l’intention de m’insulter ! s’écria Orio en saisissant son camarade à la gorge avec une fureur subite. Il ne pouvait croire que Zuliani parlât au hasard et sans intention. Les remords qui le dévoraient lui faisaient voir partout un danger ou un outrage, et, dans son égarement, il risquait à toute heure de se démasquer lui-même par crainte des autres.

— Ne serre pas si fort, lui dit tranquillement Zuliani, qui prenait tout ceci pour un jeu. Je ne suis pas encore brouillé avec le vin, et je tiens à ne pas laisser venir d’obstructions dans mon gosier.

— Comme le matin est triste ! dit Orio en le lâchant avec indifférence ; car il avait si souvent tremblé d’être découvert, qu’il était blasé sur le plaisir de se retrouver en sûreté, et ne s’en apercevait