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M. Spencer, on ne vit plus d’enthousiasme ni une plus fière résolution de défendre la patrie. Le danger commun avait pour la première fois éveillé dans les cœurs le sentiment de la nécessité de l’union, comme l’élément le plus indispensable de succès, et tous jurèrent de ne jamais se soumettre aux Russes, de ne jamais entrer en relations commerciales, et de ne jamais communiquer avec eux sous aucun prétexte. Les querelles interminables de chef à chef, de tribu à tribu, avaient cessé, et des Circassiens qui avaient jusque-là ravagé le territoire les uns des autres se tenaient maintenant par la main, unis par la plus sincère fraternité.

L’assemblée se tenait dans un de leurs bois sacrés. Quelques arbres étaient décorés des offrandes de la piété : au centre, sur un petit monticule, s’élevait, chose étrange, le symbole du christianisme, les restes grossiers d’une ancienne croix de bois. Devant elle les principaux chefs s’étaient assis sur le gazon. L’aspect de cette immense multitude de guerriers, reposant à l’ombre de leurs arbres vénérables, conférant activement sur les mesures à adopter pour la défense du pays contre le formidable ennemi qui allait le dévaster, pour la centième fois, avec le fer et le feu ; cet aspect, dis-je, était imposant et propre à faire impression. Quand un orateur se levait de son siége pour s’adresser à l’assemblée, on observait le plus profond silence, jusqu’à ce que quelques passages émouvans produisissent un cri général d’enthousiasme ou une fière exclamation de vengeance, animée encore par le cliquetis des sabres : alors il devenait nécessaire qu’un des anciens agitât la main pour rétablir l’ordre. Mais c’est en vain que j’essaierais de peindre l’enthousiasme de ce peuple patriote quand un vieux chef, tout couvert de blessures, arriva, porté sur une espèce de palanquin : le sauvage rugissement de joie et le bruit d’armes qui se firent alors entendre résonnent encore à mon oreille.

« Le corps infirme de ce chef était enveloppé dans les larges plis du tchaouka. Quoique les années et les chagrins eussent profondément sillonné sa pâle figure, son œil brillait encore d’un feu guerrier, et sa longue barbe grise, descendant jusqu’à sa ceinture, donnait à son visage une expression qui paraissait à peine appartenir à la terre. Ce vieux chef était un prince tartare appelé Taou Gherai Aslane Nourous, dont les ancêtres avaient été sultans ou kans d’une puissante tribu qui occupait autrefois l’île de Taman et les pays situés près de l’embouchure du Kouban. Lors de la conquête de leur patrie par les Russes, beaucoup de ces Tartares s’étaient réfugiés chez les Circassiens, et les deux races s’étaient fondues ensemble. À raison du grand respect