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hington à Lafayette, que ce dernier avait communiquées ; elles ont un genre de beauté simple, sensée, calme, majestueuse, religieuse, qui élève l’ame et mouille par momens l’œil de larmes. « Nous sommes à présent, écrit Washington à Lafayette (avril 1783), un peuple indépendant, et nous devons apprendre la tactique de la politique. Nous prenons place parmi les nations de la terre, et nous avons un caractère à établir. Le temps montrera comment nous aurons su nous en acquitter. Il est probable, du moins je le crains, que la politique locale des états interviendra trop dans le plan de gouvernement qu’une sagesse et une prévoyance dégagées de préjugés auraient dicté plus large, plus libéral ; et nous pourrons commettre bien des fautes sur ce théâtre immense, avant d’atteindre à la perfection de l’art… » Mais la lettre tout-à-fait monumentale et historique est celle qui a pour date : Mount-Vernon, 1er février 1784, aussitôt après la résignation du commandement : « Enfin, mon cher marquis, je suis à présent un simple citoyen sur les bords du Potomac, à l’ombre de ma vigne et de mon figuier… » On est dans Plutarque, on est à la fois dans la réalité moderne. Washington ne fut pas laissé trop long-temps à l’ombre de son figuier. Appelé en 1789 à la présidence, il fut le premier à fonder, à pratiquer le gouvernement au sein du pays qu’il avait déjà sauvé et fondé dans son existence même. Homme unique dans l’histoire jusqu’à ce jour, homme de gouvernement, de pouvoir, de direction nationale et sociale, et, en même temps, homme de liberté, d’une intégrité morale inaltérable. Depuis et avant César jusqu’à Napoléon, tout ce qui a brillé et influé en tête des nations, grand roi ou grand ministre, n’a songé et n’est parvenu à réussir qu’à l’aide d’une dose de machiavélisme plus ou moins mal dissimulée, tellement qu’on est en droit de se demander si le contraire est possible et si l’entière vertu n’apporte pas son obstacle, son échec avec elle. On n’a pour opposer véritablement à cette triste vue que le nom de Washington, qui va rejoindre à travers les siècles ces noms presque fabuleux des Épaminondas et des héros de la Grèce. Il est vrai que Washington, grand homme qui paraît avoir été de nature à pouvoir suffire à toutes les situations, n’a eu à opérer que chez des nations encore simples, au sein d’une société en quelque sorte élémentaire. Qu’aurait-il pu, qu’aurait-il refusé de faire dans un premier rôle, au sein d’une vieille nation brillante et corrompue ? En disant non à certains moyens, n’aurait-il pas abdiqué le pouvoir dès le second jour ? Nul n’est en mesure de démontrer le contraire ; l’autorité de ce bel et unique exemple reste donc en dehors, à part, une exception