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militaire et marchande trouve, dans l’exploitation des magnifiques forêts de la Turquie, des ressources inépuisables. Une vie nouvelle, une vie d’ordre et de travail s’ouvre pour ces peuples, abrutis et décimés jusqu’alors par le despotisme des Turcs. La civilisation, arrachant leur pays à la barbarie, fait éclore de leur sein d’incalculables richesses, depuis si long-temps enfouies et ignorées. Ils subissent l’heureuse métamorphose qu’ont éprouvée la Moldavie et la Valachie qui, mieux gouvernées depuis un demi-siècle, sont devenues méconnaissables. Certes, l’humanité ne peut qu’appeler de ses vœux ces magnifiques conquêtes de la civilisation sur la barbarie ; mais l’Europe doit le savoir : toutes ces merveilles s’accompliront au profit d’un empire qui se meut entre les limites du pôle glacé et de la Perse, de la Chine et de la Wartha, dont la population de plus de cinquante millions d’ames présente, à peu d’exceptions près, par l’unité de son origine slave, de ses mœurs et de sa religion, comme par ses habitudes d’obéissance et ses lumières peu avancées, tous les élémens réels d’ordre et de discipline intérieure. Déjà, dans la sphère immense où elle déploie sa force, la Russie ne rencontre que des états tous plus ou moins soumis à sa suprématie ; elle réunit à tous les avantages de l’attaque tous ceux de la défense ; elle est protégée par ses déserts, par son climat, par la discipline et le nombre de ses armées ; elle n’est plus enfin séparée de Stockholm que par un bras de mer, et de Berlin que par quelques journées de marche. Qu’à tant de puissance elle ajoute encore la possession du Bosphore, et elle devient, à juste titre, un objet d’épouvante pour toute l’Europe.

Les états de l’Occident ne peuvent l’ignorer, l’asservissement actuel de la Turquie est un échec fort grave qu’ont reçu leurs forces relatives. L’équilibre européen, tel qu’il était sorti du congrès de Vienne, avec ses bases fragiles, est tout-à-fait rompu, et il l’est au profit de la puissance qui déjà était d’un volume trop considérable dans l’ensemble du système. Le mal actuellement produit n’est que le prélude de dommages plus grands encore. Il est évident que la Russie ne s’arrêtera point dans sa marche vers le Bosphore, et, le voulût-elle, elle ne le pourrait plus. Elle ne sera tranquille et satisfaite que lorsqu’elle aura pris possession du détroit. « Il faut bien que j’aie dans ma poche les clés de ma maison, » disait Alexandre en 1808, lorsque, dans la prévision d’un partage prochain de l’empire ottoman avec son allié Napoléon, il insistait pour avoir Constantinople. Toute la pensée du cabinet russe est dans ce mot célèbre. Cette cour n’ignore point d’ailleurs que l’esclavage est un poids bien lourd, même pour les