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AFFAIRES D’ORIENT.

elle a creusé elle-même l’abîme où sa main doit tenter, tôt ou tard, de le précipiter. Par le traité d’Unkiar-SkeIessi, elle s’est donné un droit d’intervention dans ses divisions intérieures ; elle s’est fait remettre pour ainsi dire les clés des Dardanelles, puisque la Porte a pris l’engagement de fermer le détroit, à sa simple demande, aux navires étrangers. Que peut-elle exiger de plus en ce moment ? La paix est pour elle une source d’avantages incontestables. La prospérité de ses contrées méridionales se développe sur une échelle immense, et son industrie intérieure accomplit de véritables prodiges. Chaque jour de travail l’approche de ce point de perfectionnement où elle pourra, à l’aide de sa puissance politique, inonder de ses seuls produits les marchés de l’Orient. Sa population croît en nombre, en civilisation et en richesses. Une guerre trop précipitée pourrait compromettre de tels avantages, arrêter dans son essor un si grand élan. Aussi, dans notre conviction, ses vœux sont en faveur de la durée, au moins pour quelque temps, d’un état de choses dont elle a tous les profits sans courir un seul danger.

Mais cette modération aura un terme. Les prétentions du commerce et de la marine militaire et marchande de la Russie la poussent, par une force irrésistible, sur les rives du Bosphore. Le détroit des Dardanelles est, dans toute la vérité de l’expression, la porte de la mer Noire. Cette mer appartient en définitive à la puissance qui tient dans ses mains les clés de cette porte, c’est-à-dire les châteaux qui gardent le détroit. Qu’un pouvoir opposé aux vues de la Russie soit maître de ce fameux passage, et elle se trouve emprisonnée avec ses produits méridionaux et une partie de ses escadres dans la mer Noire. Son commerce n’a plus d’issue pour arriver aux ports et aux marchés du Levant. Ces vaisseaux que chaque année voit sortir des chantiers de Sébastopol, sont condamnés à de vaines parades sur les flots tourmentés de la mer Noire ou à pourrir dans les ports de Crimée. Cessant d’être un moyen de grandeur et d’influence, ils ne sont plus qu’une création de luxe. Si, au contraire, elle devient maîtresse des Dardanelles, elle remplit tout l’Orient de sa présence ; l’Asie mineure, la Syrie, l’Égypte, l’Adriatique, subissent son action irrésistible : tout l’ancien monde reconnaît son ascendant. Au sceptre du Nord elle ajoute celui de l’Orient. La Perse, cernée sur presque tous les points, privée de la Turquie son unique point d’appui, tombe forcément sous son joug. La Russie partage avec l’Angleterre et la France la domination de la Méditerranée. À ses richesses naturelles, elle en ajoute de plus grandes encore. Sa marine