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MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

faits. Quand on demandait à Sieyes ce qu’il avait fait pendant la terreur, il répondait : J’ai vécu. Lafayette pouvait plus à bon droit et plus à haute voix répondre, et il répondait : « Ce que j’ai fait durant ces douze années, je me suis tenu debout. » C’était assez, c’était unique, au milieu des prosternations universelles. Il avait beau s’ensevelir à Lagrange, dans une vie de fermier et de patriarche ; on le savait là ; Bonaparte ne le perdit jamais de l’œil un instant : « Tout le monde en France est corrigé, disait-il un jour dans une sortie au conseil d’état, il n’y a qu’un seul homme qui ne le soit pas, Lafayette ! il n’a jamais reculé d’une ligne. Vous le voyez tranquille ; eh ! bien, je vous dis, moi, qu’il est tout prêt à recommencer. » Lafayette (et lui-même le dit presque en propres termes), s’appliqua à se conserver sous l’empire comme un exemplaire de la vraie doctrine de la liberté, exemplaire précieux et à peu près unique, sans tache et sans errata, avec le Vietrix causa diis, pour épigraphe. Ce sont là de ces volumes qui, comme ceux des vies de Plutarque, ne sont jamais dépareillés, même quand on n’en a qu’un.

Les vertus de famille, la bonté morale et l’excellence du cœur pour tout ce qui l’approchait ont, par endroits, leur expression touchante dans ces mémoires, et les pieux éditeurs, en y apportant la discrétion et la pudeur qui marquent les affections les plus sacrées, n’ont cependant pu ni dû supprimer, en fait d’intimité, tous les témoignages. Sans craindre d’abonder moi-même, je veux citer en entier la belle lettre de janvier 1808, à M. de Maubourg, sur la mort de Mme de Lafayette. Par son dévouement, son héroïsme conjugal et civique durant la prison d’Olmütz, cette noble personne appartient aussi à l’histoire ; on a lu d’ailleurs avec un agrément imprévu les piquantes et gracieuses lettres adressées à mon cher cœur, au premier départ pour l’Amérique ; en voici la contrepartie pathétique et funèbre :

« Je ne vous ai pas encore écrit, mon cher ami, du fond de l’abîme de malheur où je suis plongé… j’en étais bien près lorsque je vous ai transmis les derniers témoignages de son amitié pour vous, de sa confiance dans vos sentimens pour elle. On vous aura déjà parlé de la fin angélique de cette incomparable femme. J’ai besoin de vous en parler encore ; ma douleur aime à s’épancher dans le sein du plus constant et cher confident de toutes mes pensées au milieu de toutes ces vicissitudes où souvent je me suis cru malheureux ; mais jusqu’à présent, vous m’avez trouvé plus fort que mes circonstances ; aujourd’hui, la circonstance est plus forte que moi.