Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/381

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
377
MÉMOIRES DE LAFAYETTE.

ailes du devoir et de l’amour, » que je veux la louer ici, mais c’est de n’être partie qu’après avoir pris le temps d’assurer, autant qu’il était en elle, le bien-être de ma tante et les droits de nos créanciers ; c’est d’avoir eu le courage d’envoyer George en Amérique. — Quelle noble imprudence de cœur à rester presque la seule femme de France compromise par son nom, qui n’ait jamais voulu en changer[1] ! Chacune de ses pétitions ou réclamations a commencé par ces mots : la femme Lafayette. Jamais cette femme, si indulgente pour les haines de parti, n’a laissé passer, lorsqu’elle était sous l’échafaud, une réflexion contre moi sans la repousser, jamais une occasion de manifester mes principes sans s’en honorer et dire qu’elle les tenait de moi ; elle s’était préparée à parler dans le même sens au tribunal ; et nous avons tous vu combien cette femme si élevée, si courageuse dans les grandes circonstances, était bonne, simple, facile, dans le commerce de la vie, trop facile même et trop bonne, si la vénération qu’inspirait sa vertu n’avait pas composé de tout cela une manière d’être tout-à-fait à part. C’était aussi une dévotion à part que la sienne. Je puis dire que pendant trente-quatre ans, je n’en ai pas éprouvé un instant l’ombre de gêne ; que toutes ses pratiques étaient sans affectation subordonnées à mes convenances, que j’ai eu la satisfaction de voir mes amis les plus incrédules, aussi constamment accueillis, aussi aimés, aussi estimés, et leur vertu aussi complètement reconnue que s’il n’y avait pas eu de différence d’opinions religieuses ; que jamais elle ne m’a exprimé autre chose que l’espoir qu’en y réfléchissant encore, avec la droiture de cœur qu’elle me connaissait, je finirais par être convaincu. Ce qu’elle m’a laissé de recommandations est dans le même sens, me priant de lire, pour l’amour d’elle, quelques livres, que certes j’examinerai de nouveau avec un véritable recueillement ; et appelant sa religion, pour me la faire mieux aimer, la souveraine liberté, de même qu’elle me citait avec plaisir ce mot de Fauchet : « Jésus-Christ mon seul maître. » — On a dit qu’elle m’avait beaucoup prêché ; ce n’était pas sa manière. — Elle m’a souvent exprimé dans le cours de son délire la pensée qu’elle irait au ciel, et oserai-je ajouter que cette idée ne suffisait pas pour prendre son parti de me quitter ? Elle m’a dit plusieurs fois : « Cette vie est courte, troublée… réunissons-nous en Dieu, passons ensemble l’éternité. » Elle m’a souhaité et à nous tous la paix du Seigneur.

  1. La plupart des femmes d’émigrés avaient, en 1793, rempli la formalité d’un divorce simulé, pour mettre à l’abri une portion de leur fortune.