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Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 15.djvu/484

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REVUE DES DEUX MONDES.

Ou le lys, sous mes pas, consumé dans sa fleur,
Je riais ; dans mon mal quand s’enfonçait l’épine,
Mes ongles déchiraient ma stupide poitrine.
Enivré d’un levain de colère et d’amour,
Mon désespoir croissait jusqu’à la fin du jour.
Combien de pleurs sacrés et versés goutte à goutte !
L’abîme les a vus : il s’en souvient sans doute.
Ô morsures de l’ame ! Ô glaives de l’esprit ?
..................
Ainsi mes jours passaient… si c’était là des jours.
Un soir (cette heure est triste et me navre toujours),
Dans la mer je voyais se mirer l’astre blême ;
Mais l’orage éternel ne grondait qu’en moi-même.
Tout dormait ; j’enviais les songes des roseaux,
Et mon ombre, comme eux, dormant au fond des eaux.
Un penser, d’où me vint cette lueur sublime ?
Tout d’abord m’éclaira. Sur le bord de l’abîme,
D’un vil et noir limon, recueilli par hasard,
Je fis un demi-dieu, fragile enfant de l’art…
..................

Telle est l’avant-scène que le poète, à la manière homérique, a rejetée dans la troisième partie du drame. Le poème s’ouvre sans préambule, au moment de la création. Le titan est à l’œuvre ; entouré d’un nuage et seul sur la terre encore humide des eaux du déluge[1], il recueille, au bord de l’océan, le limon primitif. Autour de lui sont des ébauches à moitié terminées. D’autres figures humaines sont éparses dans sa caverne ; des peuples d’argile, hommes, femmes, rois, prophètes, privés encore de vie, apparaissent immobiles sur la cime des monts et à travers le feuillage des forêts. Écoutons les premières paroles que prononce le hardi modeleur de l’homme :

Courage ! l’œuvre avance ! À la face des cieux
Cette argile vivra comme vivent les dieux.
Sous mes doigts je la sens qui fermente et s’anime.
De mes pleurs de titan, qui tombent dans l’abîme,
J’ai deux fois arrosé le limon des humains…

Ce trait est une heureuse imitation d’une belle pensée de Thémistius. Ce rhéteur a dit de Prométhée, dans un de ses discours, qu’il a pétri l’argile humaine, non avec de l’eau, mais avec des larmes[2].

  1. Je ne sais pourquoi, contrairement à toutes les cosmogonies, M. Quinet place la création de l’homme après le déluge.
  2. Thémistius (Orat. XXXI) attribue cette pensée à Ésope ; mais il faut remarquer que,