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loin sans que l’Europe continentale dût s’en émouvoir beaucoup. On peut même penser qu’ils auraient un avantage, celui d’occuper d’un autre côté l’activité du géant moscovite ; car enfin les dépenses et les embarras s’augmenteraient avec les conquêtes ; il faudrait pacifier, gouverner, organiser, réprimer des soulèvemens, briser des résistances, se lancer dans des entreprises qui en nécessiteraient d’autres : tout cela prendrait beaucoup de temps, exigerait beaucoup d’efforts et détournerait un peu de l’Occident cette ambition tant redoutée. Puis, si nous considérons les choses d’un point de vue plus élevé, nous nous féliciterons des conquêtes des Russes en Asie, parce qu’après tout ils sont, dans les contrées musulmanes, les missionnaires de la civilisation. En prenant pour avéré tout le mal qui a jamais été dit du gouvernement russe, il n’en est pas moins vrai que son établissement au-delà du Caucase est un grand bienfait pour des pays livrés depuis des siècles à tous les fléaux de la barbarie, qu’il leur procure une administration régulière, une sécurité très grande relativement à ce qu’elle était, la répression du meurtre et du pillage, l’extinction d’une foule de petites tyrannies, des routes, des écoles, des débouchés pour leurs produits, et, autant qu’il est en lui, des mœurs et des idées chrétiennes. Quand les populations de l’Asie occidentale échappent, nous ne dirons pas à l’autorité du sultan ou du chah, mais au despotisme subalterne des pachas turcs et des khans persans, pour passer sous la domination russe, il y a certainement beaucoup à gagner pour elles dans le présent et peut-être aussi beaucoup à espérer dans l’avenir, Ni le machiavélisme du cabinet de Saint-Pétersbourg, ni la corruption de ses agens, ni les abus, quels qu’ils soient, de son administration, ne peuvent empêcher qu’il en soit ainsi : qu’elle le veuille ou qu’elle ne le veuille pas, sciemment ou à son insu, la Russie civilise ou prépare à la civilisation les peuples asiatiques qu’elle soumet à son empire : c’est là une noble mission, plus belle si elle est acceptée et remplie avec amour, belle encore quand elle n’est qu’imposée à l’ambition par la force des choses. Elle peut suffire pour légitimer les conquêtes de la Russie sur l’islamisme aux yeux de ceux pour qui l’amélioration de la condition du grand nombre n’est pas chose indifférente, et nous nous ferions quelque scrupule de chercher à l’entraver, lorsqu’elle ne menace que des intérêts d’un ordre inférieur, et qui, après tout, ne sont pas ceux de la France.


E. de Cazalès.