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ASCENSION AU VIGNEMALE.

moindre déplacement de pierres cause un dérangement incalculable ; toute la montagne semble être en émoi, et il s’écoule bien du temps avant que le désordre causé par votre passage se soit calmé. Ces avalanches de pierres, ou lavanges, comme on les nomme dans les Pyrénées, doivent être rapidement coupées, et il serait imprudent de vouloir résister au courant ; on finirait par être entraîné. Le bruit sourd des quartiers de roches mis en mouvement par le torrent supérieur, qui allaient, se heurtant contre la montagne, rouler au-dessous de nous à des profondeurs invisibles, hâtait nos pas dans ce désordre général, par un instinct qui peut s’expliquer. Ces schistes, ces fragmens de pierres, usent les chaussures, déchirent les espardilles, et sont, sous ce rapport, la plus désagréable chose du monde. Je me souviens, après une chasse aux isards, dans le Taillon, d’être revenu, il y a quelques années, par le Port, à Gavarnie, après avoir passé une partie de la journée sur des lits de pierres de cette espèce ; j’arrivai à l’auberge de Belot pieds nus, marchant depuis deux heures de nuit sans savoir où j’allais. J’avais usé une paire d’espardilles et une paire de gros souliers : vous dire l’état de mes pieds est chose inutile.

Ce fut donc avec plaisir que nous quittâmes les terrains mouvans pour le rocher solide ; ici, avec une bonne tête et un peu d’adresse, on est presque toujours sûr de s’en tirer. Toute cette partie de la montagne, qui n’est pas encore très rapide, se parcourt aisément : d’une main tenant un bâton que l’on fixe quelque part, et l’autre main prête à saisir les saillies de la pierre, on avance doucement ; il faut peu de chose pour supporter le pied ; je ne crois pas, vers la fin de notre ascension, avoir souvent posé mes deux pieds entièrement à plat sur le rocher. Ce sont ces légères assises, ces gradins de quelques lignes qu’il s’agit de bien choisir, et nous avancions lentement, mais sans inquiétude.

Un pas néanmoins arrêta la colonne, et, avant de nous y aventurer, je voulus le reconnaître avec soin. Qu’on se figure, entre deux rocs, une cheminée naturelle d’une vingtaine de pieds de hauteur, et tellement étroite que le corps a de la peine à y entrer : là les saillies de la pierre manquaient. Où poser les pointes de nos bâtons ferrés ? où mettre les pieds ? Le danger n’était pas grand, mais l’obstacle immense ; dire comment nous nous en sommes tirés me serait difficile ; le fait est que ce pas ne nous arrêta que fort peu de temps, et nous en avons passé bien d’autres… C’est que le Vignemale nous attendait.