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REVUE LITTÉRAIRE.

voyage, qu’on lui retient parce que c’est le fiancé de Mina ; quand Steven, non content de résister par piété domestique, étale cette piété, la discute, l’oppose avec faste au rôle du conquérant, quand il s’écrie : « L’homme que vous venez d’appeler un enfant se lève du sein de son obscurité pour se placer devant vous, et pour se mesurer à vous, sans orgueil comme sans crainte… Ce n’est pas parce que je commande que j’ose me comparer à vous, mais parce que j’obéis… J’ai vaincu un ennemi plus redoutable que vous…, je me suis vaincu moi-même ; » alors le drame cesse en ce qu’il avait de naturel et d’entraînant ; le système reparaît, se traduit de nouveau à la barre sous forme de plaidoyer. Steven n’est plus qu’une espèce d’allégorie représentant l’Héroïsme de la Vie privée, qui se dresse de toute sa hauteur ; et Charles XII, stupéfait, n’a que raison, lorsqu’il lui dit (un peu tard) : « J’admire la complaisance avec laquelle je vous écoute. » Sans cette scène malencontreuse, Steven restait jusqu’au bout un excellent roman. Je sais que la scène devait se faire, qu’elle était essentielle à l’idée. De quelle façon était-elle possible. Je ne me chargerais certainement pas de l’exécuter ni même d’en fixer la mesure. Mais ce qui me paraît certain, c’est que l’auteur y a outrepassé les conditions de vraisemblance et d’intérêt, parce qu’à ce moment il a perdu de vue ses personnages en eux-mêmes pour s’adresser à la galerie.

Steven n’est pas moins une très grande preuve de talent dramatique et pittoresque. M. Fortoul va continuer sa série de romans dans la même voie morale. Qu’il veuille s’inquiéter moins de la démonstration et plutôt de la vie, du naturel, du pathétique de son sujet, comme il en est si capable. La démonstration ressortira mieux sans être plaidée ; c’est chose humble et modeste que la vie privée, c’est chose surtout bonne à la longue, salutaire dans l’ensemble, et qui pénètre par le parfum des exemples. La meilleure démonstration serait celle qui transpirerait dans une suite de récits fidèles et de peintures variées ; on oublierait souvent le but, on ne le discuterait jamais ; puis, à un certain moment, comme après un doux et captivant séjour chez des amis heureux, on se sentirait devenu autre, converti à leur vertueux bonheur et le voulant mériter.

FORTUNIO, ROMAN ; — LA COMÉDIE DE LA MORT, POÉSIES ;
PAR M. THÉOPHILE GAUTIER[1].

M. Théophile Gautier n’est pas du tout sorti de la même école que M. Fortoul ; non-seulement il se raille volontiers de la direction humanitaire dans la critique ou dans l’art, mais il se passe très bien, dans l’une et dans l’autre, d’un point de vue moral et d’un but utile quelconque ; il lui suffit en toutes choses de rencontrer ou de chercher la distinction, la fantaisie, l’éclat, la rareté de forme ou de couleur. Il est de ce qu’on appelle l’école de l’art pour l’art, et il en a même poussé quelques-uns des principes dans l’application avec une rigueur et une nouveauté qui lui font une place à part. M. Théophile Gau-

  1. Desessart, rue des Beaux-Arts, 15.