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instinct ; ils en découvrent sans cesse d’inconnus dans leurs courses buissonnières : per avia solus. Le critique qui, pour les attendre à son aise, s’asseoit sur quelque pierre milliaire de la voie romaine, pourra bien attendre long-temps. En raisonnant ainsi, on oublie même ce qui s’est passé chez les Latins. Pour trois ou quatre poètes qui nous sont restés d’eux, combien d’autres n’a-t-on pas perdus, et qui n’étaient pas inférieurs en renommée ! On nous parle toujours de Lucain, de Stace ; mais Properce n’est-il pas un peu dur, un peu érudit, un peu obscur ? et pourtant il passe pour être du bon siècle, et il en est ; il imite Callimaque, Philétas, et cela nous reporte aux alexandrins. Si nous savions tous ces alexandrins, nous aurions bien des exemples de la manière ingénieuse d’échapper à cette décadence inévitable dont on exagère la loi. Une décadence dont s’accommodaient Virgile et les meilleurs des Latins pour en faire leur profit, me conviendrait assez, faute de mieux, et nos critiques soi-disant classiques, s’ils y réfléchissaient, se verraient forcés de modifier, dans leur plan de campagne, la ligne droite et courte qui est leur fort. Pour revenir à M. Théophile Gautier, ce n’est donc ni la légitimité ni la possibilité de l’innovation que je lui conteste ; j’aperçois même, dans la voie particulière où il s’est jeté, un sentier étroit qu’il aurait pu tenir, qu’il a tenu par endroits, mais qu’il a comme détruit à plaisir aussitôt en l’outrepassant. Je conçois un talent de peintre passé à la poésie, et s’en repentant, et par momens regrettant son premier art à la vue de l’inexprimable beauté :

Artistes souverains, en copistes fidèles
Vous avez reproduit vos superbes modèles !
Pourquoi, découragé par vos divins tableaux,
Ai-je, enfant paresseux, jeté là mes pinceaux
Et pris pour vous fixer le crayon du poète,
Beaux rêves, obsesseurs de mon âme inquiète,
Doux fantômes bercés dans les bras du désir,
Formes que la parole en vain cherche à saisir !
Pourquoi, lassé trop tôt dans une heure de doute,
Peinture bien-aimée, ai-je quitté ta route !
Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté ?
Que peuvent de vains mots sans dessin arrêté,
Et l’épithète creuse, et la rime incolore ?
Ah ! combien je regrette et comme je déplore
De ne plus être peintre, en te voyant ainsi
À Mosé, dans ta loge, ô Julia Grisi !

Voilà le sentiment parfaitement rendu par M. Gautier lui-même ; mais, pour y rester fidèle jusqu’au bout et le remplir, pour se faire, à titre de peintre dépaysé, un coin de poésie à soi, pour le marquer d’une heureuse et singulière culture et l’enrichir de fruits à bon droit plus colorés qu’ailleurs, pour y réaliser, comme Andromaque exilée en Thrace, le petit Xanthe et le Simoïs de l’éclatante patrie, combien il eût fallu d’efforts religieux et purs, de mesure