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que le gouverneur a menacé Hussein de toute sa colère, s’il ne lui apportait la tête de ce chef. Hussein a donné sa parole, et ne voudra pas se prêter à le garder prisonnier. C’est trop risquer que d’entreprendre cette affaire. — Ce n’est rien risquer du tout, reprit le juif, si tu es prudent et discret. Je m’engage à partager avec toi le prix du rachat. Prends seulement le pourpoint de ce Vénitien, mets-le en pièces, et nous le porterons au gouverneur de San-Silvio. Garde ici le prisonnier et ne laisse entrer personne. Cette nuit nous le mettrons sur une barque, et tu le conduiras en lieu sûr.

Le marché fut accepté. Ces deux hommes déshabillèrent Ezzelin ; le juif pansa sa plaie avec beaucoup d’art et de soin. La nuit suivante, il fut conduit dans une île éloignée des Curzolari, et habitée seulement par des pêcheurs et des contrebandiers qui donnèrent asile avec empressement au pirate leur allié et à sa capture. Ezzelin passa plusieurs jours sur cet écueil, où les soins les plus empressés lui furent prodigués. Lorsqu’il fut hors de danger, on l’emmena plus loin encore ; et enfin à travers mille fatigues et mille difficultés, on le conduisit dans une des îles de l’Archipel qui était le quartier-général adopté par les pirates depuis l’arrivée de Mocenigo dans le golfe de Lépante. Là Ezzelin retrouva Hussein et toute sa bande, et vécut près d’un an en esclave, refusant obstinément le trafic de sa liberté et de faire passer de ses nouvelles à Venise.

Interrogé sur les motifs de cette conduite singulière, le comte répondit avec une noblesse qui émut profondément Morosini et le docteur : « Ma famille est pauvre, dit-il ; j’avais achevé de ruiner mon patrimoine en perdant ma galère et mon équipage aux îles Curzolari. Il ne restait pour ma rançon que la faible dot de ma jeune sœur et la modique aisance de ma vieille tante. Ces deux femmes généreuses eussent donné avec empressement tout ce qu’elles possédaient pour me délivrer, et l’insatiable juif, refusant de croire qu’on pût allier à un grand nom un très misérable héritage, les eût dépouillées jusqu’à la dernière obole. Heureusement, il avait à peine entendu prononcer mon nom, et j’avais réussi d’ailleurs à lui faire croire qu’il s’était trompé, et que je n’étais point celui qu’il avait pensé dérober à la haine de Soranzo. J’essayai de lui persuader que je n’étais pas de Venise, mais de Naples ; et tandis qu’il faisait d’infructueuses recherches pour me trouver une famille et une patrie, je songeais à m’évader et à conquérir ma liberté sans l’acheter.

« Après bien des tentatives infructueuses, après des dangers sans nombre et des revers dont le détail serait ici hors de propos, je parvins