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L’USCOQUE.

à fuir et à gagner les côtes de Morée, où je reçus, des garnisons vénitiennes, secours et protection. Mais je me gardai bien de me faire reconnaître, et je me donnai pour un sous-officier fait prisonnier par les Turcs à la dernière campagne. Je tenais à convaincre le traître Soranzo de ses crimes, et je savais que si le bruit de mon salut et de mon évasion lui arrivait, il se soustrairait par la fuite à ma vengeance et à celle des lois de la patrie.

« Je gagnai donc assez misérablement le littoral occidental de la Morée, et, au moyen d’un modique prêt qui me fut loyalement fait, sur ma seule parole, par quelques compatriotes, je parvins à m’embarquer pour Corfou. Le petit bâtiment marchand sur lequel j’avais pris passage fut forcé de relâcher à Céphalonie, et le capitaine voulut y séjourner une semaine pour des affaires. Je conçus alors la pensée d’aller visiter les écueils Curzolari, désormais purgés de leurs pirates, et délivrés de leur funeste gouverneur. Excusez, noble Morosini, la triste réflexion que je suis forcé de faire pour expliquer cette fantaisie. J’avais vu là, pour la dernière fois de ma vie, une personne dont la chaste et respectable amitié avait rempli ma jeunesse de joies et de souffrances également sacrées dans mon souvenir ; j’éprouvais un douloureux besoin de revoir ces lieux témoins de sa longue agonie et de sa mort tragique. Je ne trouvai plus qu’un monceau de pierres à la place où j’avais éprouvé de si profondes émotions, et celles qui vinrent m’y assaillir furent si terribles, que j’ignore comment j’eus la force d’y résister. Pendant plusieurs heures, j’errai parmi ces décombres, comme si j’eusse espéré y trouver quelque vestige de la vérité ; car, je dois le dire, des soupçons plus affreux, s’il est possible, que les certitudes déjà acquises sur les crimes d’Orio Soranzo, remplissaient mon esprit depuis le jour où j’avais appris l’incendie de San-Silvio et le malheur que cet évènement avait entraîné. Je gravissais donc au hasard ces masses de pierres noircies, lorsque je vis venir, sur un sentier du roc abandonné aux chèvres et aux cigognes, un vieux pâtre accompagné de son chien et de son troupeau. Le vieillard, étonné de ma persévérance à explorer cette ruine, m’observait d’un air doux et bienveillant. Je fis d’abord peu d’attention à lui ; mais, ayant jeté les yeux sur son chien, je ne pus retenir un cri de surprise, et j’appelai aussitôt cet animal par son nom. À ce nom de Sirius, le lévrier blanc, qui avait eu tant d’attachement pour votre infortunée nièce, vint à moi en boitant et me caressa d’un air mélancolique. Cette circonstance engagea la conver-