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L’USCOQUE.

que mon sein allait se briser et ma tête se fendre. Tu m’as reproché depuis d’être lâche et féroce ; que cette accusation retombe sur ta tête !

Je t’ai sauvé cette fois de la mort, et bien d’autres fois depuis ; lorsque tu combattais contre tes compatriotes, à la tête des pirates, je t’ai fait un rempart de mon corps, et bien souvent ma poitrine sanglante a paré les coups destinés à l’invincible Uscoque.

Un soir tu m’as dit : — Mes complices me gênent ; je suis perdu si tu ne m’aides à les anéantir. J’ai répondu : Anéantissons-les. Il y avait deux matelots intrépides, qui t’avaient cent fois fait voler sur les ondes dans la tempête, et qui chaque nuit t’avaient ramené au seuil de ton château avec une fidélité, une adresse et une discrétion au-dessus de tout éloge et de toute récompense. Tu m’as dit : Tuons-les ; et nous les avons tués. Il y avait Mezzani et Léontio, et Frémio le renégat, qui avaient partagé tes exploits dangereux et qui voulaient partager tes riches dépouilles. Tu m’as dit : Empoisonnons-les ; et nous les avons empoisonnés. Il y avait des serviteurs, des soldats, des femmes qui eussent pu s’apercevoir de tes desseins et interroger les cadavres. Tu m’as dit : Effrayons et dispersons tous ceux qui dorment sous ce toit ; et nous avons mis le feu au château. — J’ai participé à toutes ces choses avec la mort dans l’ame, car les femmes ont horreur du sang répandu. J’avais été élevée dans une riante contrée, parmi de tranquilles pasteurs, et la vie féroce que tu me faisais mener ressemblait aussi peu aux habitudes de mon enfance que ton rocher nu et battu des vents ressemblait aux vertes vallées et aux arbres embaumés de ma patrie. Mais je me disais que tu étais un guerrier et un prince, et que tout est permis à ceux qui gouvernent les hommes et leur font la guerre. Je me disais qu’Allah place leur personne sur un roc escarpé, où ils ne peuvent gravir qu’en marchant sur beaucoup de cadavres, et où ils ne se maintiendraient pas longtemps s’ils ne renversaient au fond des abîmes tous ceux qui essaient de s’élever jusqu’à eux. Je me disais que le danger ennoblit le meurtre et le pillage, et qu’après tout tu avais assez exposé ta vie pour avoir le droit de disposer de celle de tes esclaves après la victoire. Enfin, j’essayais de trouver grand, ou du moins légitime, tout ce que tu commandais, et il en eût toujours été ainsi, si tu n’avais pas tué ta femme.

Mais tu avais une femme belle, chaste et soumise. Elle eût été digne, par sa beauté, de la couche d’un sultan ; elle était digne, par sa fidélité, de ton amour, et par sa douceur, de l’amitié et du respect